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blissemens. Le bruit de leur arrivée se répand avec une incroyable rapidité de cabane en cabane : c’est la grande nouvelle du jour. A l’époque fixée, l’émigrant, sa femme et ses enfans se dirigent, à travers les sentiers à peine frayés de la forêt, vers le rendez-vous indiqué. On vient de cinquante milles à la ronde. Ce n’est point dans une église que se réunissent les fidèles, mais en plein air, sous le feuillage de la forêt. Une chaire composée de troncs mal équarris, de grands arbres renversés pour servir de sièges, tels sont les ornemens de ce temple rustique. Les pionniers et leurs familles campent dans les bois qui l’entourent. C’est là que, pendant trois jours et trois nuits, la foule pratique des exercices religieux rarement interrompus. Il faut voir avec quelle ardeur ces hommes se livrent à la prière, avec quel recueillement on écoute la voix solennelle du prêtre. C’est dans le désert qu’on se montre comme affamé de religion. — Une dernière question : on croit généralement parmi nous que les déserts de l’Amérique se peuplent à l’aide de l’émigration européenne; d’où vient donc que depuis que nous parcourons vos bois, il ne nous est pas arrivé de rencontrer un seul Européen? » À ces paroles, un sourire de supériorité et d’orgueil satisfait se peignit sur les traits de notre hôte. «Il n’y a que des Américains, répondit-il avec emphase, qui puissent avoir le courage de se soumettre à de semblables misères, et qui sachent acheter l’aisance à un pareil prix. L’émigrant d’Europe s’arrête dans les grandes villes qui bordent la mer ou dans les districts qui les avoisinent. Là il devient artisan, garçon de ferme, valet. Il mène une vie plus douce qu’en Europe et se montre satisfait de laisser à ses enfans le même héritage. L’Américain au contraire s’empare de la terre, et cherche à se créer avec elle un grand avenir. »

Le lendemain, nous étions levés avec le jour... On nous avait recommandé de nous adresser à un M. Williams, qui, ayant fait longtemps le commerce avec les Indiens Chippeways et ayant un fils établi à Saginaw-Bay, pourrait nous fournir des renseignemens utiles. Après avoir fait quelques milles dans les bois, et comme nous craignions déjà d’avoir manqué la maison de notre homme, nous rencontrons un vieillard occupé à travailler un petit jardin; nous l’abordons : c’était M. Williams lui-même. Il nous accueillit avec une grande bienveillance et nous donna une lettre pour son fils. Nous lui demandâmes si nous n’avions rien à craindre des peuplades indiennes dont nous allions traverser le territoire. M. Williams rejeta cette idée avec une sorte d’indignation : « Non, non, dit-il, vous pouvez marcher sans crainte. Pour ma part, je dormirais plus tranquille au milieu des Indiens que des blancs. » Je note ceci comme la première impression favorable que j’aie reçue sur les