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naturelle et tranquille qui affronte toutes les misères de la vie sans les craindre ni les braver. Autour de cette femme se pressent des enfans demi-nus, brillans de santé, insoucians du lendemain, véritables fils du désert. Leur mère jette de temps en temps sur eux un regard plein de mélancolie et de joie. A voir leur force et sa faiblesse, on dirait qu’elle s’est épuisée en leur donnant la vie et qu’elle ne regrette pas ce qu’ils lui ont coûté.

La maison habitée par les émigrans n’a point de séparations intérieures ni de grenier. Dans l’unique appartement qu’elle contient, la famille entière vient le soir chercher un asile : cette demeure forme à elle seule comme un petit monde. C’est l’arche de la civilisation perdue au milieu d’un océan de feuillages. Cent pas plus loin, l’éternelle forêt étend autour d’elle son ombrage, et la solitude recommence.

Ce n’est que le soir et après le coucher du soleil que nous arrivâmes à Pontiac. Vingt maisons très propres et fort jolies, formant autant de boutiques bien garnies, un ruisseau transparent, une éclaircie d’un quart de lieue carrée, et alentour la forêt sans bornes : voilà le tableau fidèle de Pontiac, qui, dans vingt ans peut-être, sera une ville. La vue de ce lieu me rappela ce que m’avait dit un mois avant, à New-York, M. Gallatin : « Il n’y a pas de village en Amérique, du moins dans l’acception qu’on donne chez vous à ce mot. » Ici les maisons des cultivateurs sont toutes éparpillées au milieu des champs. On ne se réunit dans un lieu que pour y établir une espèce de marché à l’usage de la population environnante. On ne voit dans ces prétendus villages que des hommes de loi, des imprimeurs et des marchands. Nous nous fîmes conduire à la plus belle auberge de Pontiac (car il y en a deux), et l’on nous introduisit, comme de coutume, dans ce qu’on appelle le bar-room ; c’est une salle où l’on donne à boire, et où le plus simple comme le plus riche commerçant du lieu viennent fumer, boire et parler politique ensemble, sur le pied de l’égalité extérieure la plus parfaite. Le maître du lieu ou le landlord était, je ne dirai pas un gros paysan, il n’y a pas de paysans en Amérique, mais du moins un très gros monsieur, qui portait sur sa figure cette expression de candeur et de simplicité qui distingue les maquignons normands. C’était un homme qui, de peur de vous intimider, ne vous regardait jamais en face en vous parlant, mais attendait, pour vous considérer à son aise, que vous fussiez occupé à converser ailleurs; du reste, profond politique, et, suivant les habitudes américaines, impitoyable questionneur. Cet estimable citoyen, ainsi que le reste de l’assemblée, nous considéra d’abord avec étonnement. Notre costume de voyage et nos fusils n’annonçaient guère des entrepreneurs d’indus-