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du désert : il voit en elle un devoir que sa position lui prescrit, non un plaisir. Cet homme inconnu est le représentant d’une race à laquelle appartient l’avenir du nouveau monde : race inquiète, raisonnante, aventureuse, qui fait froidement ce que l’ardeur des passions explique seule; nation de conquérans qui se soumettent à mener la vie sauvage sans se jamais laisser entraîner par ses charmes, qui n’aiment de la civilisation et des lumières que ce qu’elles ont d’utile au bien-être, et qui s’enferment dans les solitudes de l’Amérique avec une hache et des journaux; peuple immense qui, comme tous les grands peuples, n’a qu’une pensée, et qui marche à l’acquisition des richesses, unique but de ses travaux, avec une persévérance et un mépris de la vie qu’on pourrait appeler héroïque, si ce nom convenait à autre chose qu’aux efforts de la vertu; peuple nomade que les fleuves et les lacs n’arrêtent point, devant qui les forêts tombent et les prairies se couvrent d’ombrages, et qui, après avoir touché l’Océan-Pacifique, reviendra sur ses pas pour troubler et détruire les sociétés qu’il aura formées derrière lui.

En parlant du pionnier, on ne peut oublier la compagne de ses misères et de ses dangers. Regardez à l’autre bout du foyer cette jeune femme qui, tout en veillant aux apprêts du repas, berce sur ses genoux son plus jeune fils. Comme l’émigrant, cette femme est dans la force de l’âge; comme lui, elle peut se rappeler l’aisance de ses premières années. Son costume annonce même encore un goût de parure mal éteint; mais le temps a pesé lourdement sur elle : dans ses traits flétris avant l’âge et ses membres amoindris, il est facile de voir que l’existence a été pour elle un fardeau pesant. En effet, cette frêle créature s’est déjà trouvée en butte à d’incroyables misères. A peine entrée dans la vie, il lui a fallu s’arracher à la tendresse de sa mère, et à ces doux liens fraternels que la jeune fille n’abandonne jamais sans verser des larmes, alors même qu’elle les quitte pour aller partager l’opulente demeure d’un nouvel époux. La femme du pionnier, enlevée en un moment et sans espoir de retour à cet innocent berceau de sa jeunesse, a échangé contre la solitude des forêts les charmes de la société et les joies du foyer domestique. C’est sur la terre nue du désert qu’a été placée sa couche nuptiale. Se vouer à ses devoirs austères, se soumettre à des privations qui lui étaient inconnues, embrasser une existence pour laquelle elle n’était point faite, tel fut l’emploi des plus belles années de sa vie, telles ont été pour elle les douceurs de l’union conjugale. Le dénûment, les souffrances et l’ennui ont altéré son organisation fragile, mais non abattu son courage. Au milieu de la profonde tristesse peinte sur ses traits délicats, on remarque sans peine une résignation religieuse, une paix profonde, et je ne sais quelle fermeté