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bite ; sa constitution seule l’annonce. Ses premières années se sont passées au sein d’une société intellectuelle et raisonnante. C’est sa volonté qui l’a jeté au milieu des travaux du désert, pour lesquels il ne semble point fait ; mais si ses forces physiques paraissent au-dessous de son entreprise, sur ses traits, sillonnés par les soins de la vie, règne un air d’intelligence pratique, de froide et de persévérante énergie qui frappe au premier abord. Sa démarche est lente et compassée, sa parole mesurée et son apparence austère. L’habitude et plus encore l’orgueil ont donné à son visage cette rigidité stoïque que ses actions démentent. Le pionnier méprise, il est vrai, ce qui agite avec le plus de violence le cœur des hommes : ses biens et sa vie ne suivront jamais les chances d’un coup de dé ou les destinées d’une femme ; mais pour acquérir l’aisance il a bravé l’exil, la solitude et les misères sans nombre de la vie sauvage : il a couché sur la terre nue, il s’est exposé à la fièvre des bois et au tomahawk de l’Indien. Il a fait cet effort un jour, il le renouvelle depuis des années ; il le fera vingt ans encore peut-être sans se rebuter et sans se plaindre. Un homme capable de pareils sacrifices est-il donc un être froid et insensible ? Et ne doit-on pas au contraire reconnaître en lui une de ces passions de cerveau si ardentes, si tenaces, si implacables ?

Concentré dans cette pensée unique de faire fortune, l’émigrant a fini par se créer une existence tout individuelle ; les sentimens de famille sont venus se fondre eux-mêmes dans un vaste égoïsme, et il est douteux que dans sa femme et ses enfans il voie autre chose qu’une portion détachée de lui-même. Privé de rapports habituels avec ses semblables, il a appris à se faire un plaisir de la solitude. Lorsqu’on se présente au seuil de sa demeure isolée, le pionnier s’avance à votre rencontre, il vous tend la main selon l’usage ; mais sa physionomie n’exprime ni la bienveillance ni la joie. Il ne prend la parole que pour vous interroger. C’est un besoin de tête et non de cœur qu’il satisfait, et dès qu’il a tiré de vous la nouvelle qu’il désirait apprendre, il retombe dans le silence. On croirait voir un homme qui s’est retiré le soir dans sa demeure, fatigué des importuns et du bruit du monde. Interrogez-le à votre tour : il vous donnera avec intelligence les renseignemens dont vous manquez, il pourvoira même à vos besoins, il veillera à votre sûreté tant que vous serez sous son toit ; mais il règne dans tous ses procédés tant de contrainte et de sécheresse, vous y apercevrez une si profonde indifférence pour le résultat même de vos efforts, que vous sentez se glacer vôtre reconnaissance. Le pionnier cependant est hospitalier à sa manière ; mais son hospitalité n’a rien qui vous touche, parce que lui-même semble, en l’exerçant, se soumettre à une nécessité pénible