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brûlait à lui seul sept tonnes de poudre par semaine. Qu’on ne s’étonne pas si de terribles accidens résultèrent alors de l’inexpérience des citoyens qui s’essayaient pour la première fois au métier de soldat et à l’usage des armes à feu. Rien pourtant ne déconcerta l’ardeur de ces graves boutiquiers : un bill autorisait les volontaires à faire l’exercice et à tirer le fusil dans la journée du dimanche. Pour quiconque connaît les mœurs et les usages religieux de l’Angleterre, une telle dérogation à la loi proclame bien la gravité des circonstances. Il n’y avait qu’un danger imminent et la sainteté d’un devoir national qui pussent faire tolérer au gouvernement cette violation du sabbat. Tous les rangs de la société se mêlaient et se confondaient dans le mouvement de défense nationale. Presque tous les ministres du roi s’étaient engagés dans un des régimens de volontaires, et le duc de Clarence lui-même[1] servait comme simple soldat dans le Teddington corps. D’un autre côté, les opinions politiques s’effaçaient ou se l’approchaient sur le terrain commun du patriotisme. À un banquet civique, l’alderman Shaw proposa la santé du plus grand homme d’Angleterre, William Pitt, colonel des Cinque Ports vohinteers. Quand le tumulte d’applaudissemens qu’avait excité ce toast se fut apaisé, Sheridan se leva et dit : « Gentlemen, permettez-moi aussi de vous proposer un toast. Je fais un appel aux verres pour boire à la santé de Charles Fox, simple soldat dans les Chertsey volunteers, le plus honnête homme d’Angleterre. » Ce second toast fut aussi couvert d’applaudissemens, et tous, whigs et tories, fraternisèrent ce jour-là en face des dangers qui menaçaient le pays. Un autre jour William Pitt entendit un forgeron de son régiment murmurer contre les hausse-cols de cuir qu’on venait de distribuer, selon l’usage d’alors, aux volontaires des Cinque Ports, et qui tenaient le cou raide comme dans un carcan. « Voyez, dit le premier ministre, j’en porte un comme vous, et je ne me plains pas. — Ah ! colonel, répondit le forgeron, le cas est bien différent : votre cou doit être le plus long, puisque votre tête est la plus haute de toute la Grande-Bretagne. »

Nul ne peut dire quelle résistance les volontaires de 1803, déjà mieux dressés et plus aguerris que ceux de 1798, auraient opposée à une armée d’invasion. Heureusement pour l’Angleterre et peut-être pour la France, cette force nationale ne fut pas alors mise à l’épreuve. Si j’en crois les mémoires de M. de Bourrienne, Napoléon n’aurait jamais eu l’intention sérieuse de tenter un débarquement en Angleterre. Il savait trop bien qu’eût-il réussi à jeter cent mille hommes sur les côtes de la Grande-Bretagne, — et l’entreprise

  1. Un des fils du roi. >