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cependant chacun se prétend gouverné par un code qui n’est pas le sien. Les journaux tonnent contre ses coupables exigences, ses folles espérances, ses doctrines anarchiques; mais ils dépensent leur éloquence en pure perte, car au moment même où déborde leur écritoire, quelque petit fait significatif vient révéler aux esprits clairvoyans que la démocratie peut se consoler de ces diatribes. Nul ne veut s’abaisser jusqu’à elle, ni amis, ni ennemis, et tous la servent à leur manière, en se vengeant, à la vérité, des services qu’ils lui rendent par des quolibets gratuits et des plaisanteries irritantes, aussi déplacées souvent que peu charitables, ce qui, pour le dire en passant, ne lui rend pas le caractère mieux fait. Le même phénomène se produit en littérature; ici la démocratie règne aussi souverainement que dans la société, et personne ne veut reconnaître son titre et sa puissance.

Pour nous, qui avons suivi depuis des années la marche et les progrès de la démocratie en littérature, nous ne pouvons nous étonner qu’elle soit pour beaucoup un objet d’épouvante, et même pour quelques-uns un objet d’horreur. La démocratie en littérature est encore moins avenante qu’en politique; elle est lourde, gauche, grossière, inexpérimentée. Elle a les défauts les plus contraires : tantôt elle se perd dans l’emphase, tantôt elle est simple jusqu’à la niaiserie. Toute semblable aux hiboux éblouis par la lumière, elle se trouble et s’effare devant ce qu’elle ne comprend pas. Ainsi les idées générales lui font peur, et, portant dans la littérature les habitudes de l’artisan façonné selon les modernes méthodes de la division du travail, elle s’attaque à des détails, à des particularités, et paraît ne pouvoir saisir l’ensemble des choses. Je conçois donc la répugnance de beaucoup d’excellens esprits pour notre moderne littérature dramatique, l’éloignement où ils s’en tiennent, et cependant chaque année qui s’écoule diminue forcément cette répugnance. Ceux qui veulent parler de littérature dramatique sont obligés d’aller la chercher là où elle se trouve encore, fût-ce sur des scènes de vaudeville ou dans des théâtres forains. Il faut s’y résigner, à moins de se résoudre à un silence absolu, qui ne serait ni profitable ni équitable pour personne. La démocratie littéraire force donc la critique à descendre et à regarder plus bas qu’elle n’avait l’habitude de regarder, et ce n’est pas le moindre de ses triomphes. Elle force la critique à s’occuper d’œuvre s qu’elle passait sous silence avec dédain il n’y a pas vingt ans encore, à compter pour quelque chose ce qu’elle comptait autrefois pour rien, à suivre où ils se sont réfugiés la verve et le talent. Ainsi autrefois la critique se gardait bien de signaler une pièce de théâtre dont l’unique mérite était d’être amusante, et ce dédain était fort juste; aujourd’hui cette qualité inférieure deviendra une qualité supérieure dans bien des cas, et il y aura du mérite pour une pièce à être au moins amusante lorsque toutes les pièces qui l’auront précédée et qui l’accompagneront seront même dépourvues de ce médiocre attrait. Dans le royaume des comédies ennuyeuses, un vaudeville amusant mérite d’être roi, et c’est pourquoi nous dirons à ceux qui craignent avant tout l’ennui : — Vous vous plaignez de la platitude et de l’indécence des spectacles qui vous sont offerts; eh bien! allez au Gymnase un soir où l’on donnera le Voyage de M. Perrichon. Ce n’est guère qu’un vaudeville, mais la pièce est amusante, sensée, honnête; elle vous procurera quelques heures de gaieté inoffensive,