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pays et qui le gouverneraient. Ou la barbarie détruirait le chemin de fer, ou le chemin de fer détruirait la barbarie.

Je crois si peu aux avantages de l’unité politique de l’Europe pour gouverner l’Orient, que je suis persuadé que l’Europe, aussitôt qu’elle ne serait plus qu’un grand empire, ne ferait plus rien ni pour ni contre l’Orient. Les grands empires ne font rien que vivre, et c’est déjà pour eux assez difficile. Rome, depuis qu’elle a été un empire, n’a plus fait de conquêtes, sauf sous Trajan, et les conquêtes de Trajan ont été bien vite abandonnées par son successeur. Le despotisme pousse quelquefois les princes à la conquête, mais il les pousse aussi fort souvent à la jouissance et à la mollesse. Vous aurez beau dire au grand empereur de l’Europe que l’unité politique de l’Europe n’a été faite que pour conquérir et gouverner l’Orient, il vous répondra, s’il vous répond, car il n’a pas besoin, étant maître souverain, de répondre à personne, il vous répondra qu’il a bien autre chose à faire qu’à civiliser l’Orient. Il est très difficile de faire entrer dans la tête d’un despote une idée générale, c’est-à-dire une idée qui ne se rapporte pas à lui-même et à lui seul.

Il ne me reste plus qu’à montrer à M. de Juvigny que l’Europe, telle qu’elle est aujourd’hui et telle qu’il nous la représente, peut, si elle le veut, prendre en main le gouvernement de l’Orient, sans changer son unité morale en unité politique.

L’unité morale de l’Europe fait sa force contre l’Orient, et ce serait se tromper gravement que de prendre cette unité morale pour quelque chose de vague et d’indéterminé, et de croire qu’elle ne peut avoir ni résolution ni action commune. « Il y a, dit très bien M. de Juvigny, une souveraineté collective européenne qui n’est ni tout à fait organisée, ni absolument informe. C’est la tendance de notre époque de chercher à s’organiser; mais, quoiqu’on n’y soit pas encore parvenu, il est bien certain que les congrès européens, depuis 1814, se sont conduits absolument comme s’ils avaient été investis de cette souveraineté collective européenne que Napoléon avait revendiquée par les armes et qui lui fut arrachée par le même moyen[1]. » Voilà une de ces réflexions judicieuses que je préfère à beaucoup de grandes théories. Oui, il y a une souveraineté collective de l’Europe, et je n’en veux pas à cette souveraineté de n’être pas plus une et plus centralisée qu’elle ne l’est. J’aime jusqu’à ses timidités et à ses hésitations, parce qu’elles témoignent de l’indépendance des divers états qui forment la confédération européenne. Prenez cette confédération depuis seulement quarante ans : elle a beaucoup agi, elle a créé des états nouveaux en Europe, la

  1. L’Occident en Orient, p. 167.