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sont judicieuses et vraies, mais elles diminuent beaucoup les considérations en les précisant : l’auteur arrive à la lumière par le brouillard. C’est le précepte d’Horace :

Non fumum de luce, sed ex fumo dare lucem.

Il est, par exemple, grand partisan de l’unité, et il ne veut rien moins que l’unité européenne. J’ai, quant à moi, une peur affreuse de l’unité européenne. Il y a des gens qui sont ravis à l’idée de se trouver citoyens d’un état de deux ou trois cent millions d’âmes : il me suffit de n’être déjà que le trente-six millionième citoyen de l’empire français; ma modestie ne va pas jusqu’à souhaiter de n’être plus qu’un trois cent millionième. Si même j’avais à choisir entre la condition de citoyen de la république de Saint-Marin, qui ne me paraît pas jusqu’ici avoir fait aucune démarche pour se rattacher à l’unité italienne, si, dis-je, j’avais à choisir entre la condition de citoyen de Saint-Marin et celle de citoyen de l’empire universel de l’Europe, je choisirais Saint-Marin. Que gagnons-nous à faire partie d’un tout immense? Craignons-nous que l’individu ne soit pas assez petit devant l’état?

« La civilisation européenne, dit M. de Juvigny» a passé par les mêmes phases chez tous les peuples de l’Occident. Quoique diversement développée, elle est cependant partout la même; elle a la même origine, et elle tend aux mêmes résultats. A l’heure du péril, elle retrouvera l’unité, qui est devenue une condition nécessaire du salut commun. L’instinct de la conservation surexcitera chez les peuples cette passion nouvelle qui les porte aujourd’hui à chercher dans une sorte de communauté politique des conditions plus élevées de bien-être, de dignité, de liberté[1]. » Je ne sais pas quel est le péril qui pourrait en ce moment exciter en Europe l’instinct de la conservation et nous pousser à chercher notre salut dans l’unité politique. L’Orient ne menace pas de nous envahir; c’est nous au contraire qui envahissons l’Orient. Abdérame n’est point à Poitiers; Charles-Martel au contraire est dans les Indes, en Chine, en Syrie, en Afrique, partout. Mais ce que je ne comprends pas surtout, c’est qu’on puisse penser que l’unité politique de l’Europe donnerait à chacun de nous en Europe plus de dignité et plus de liberté. Je crois tout le contraire. L’unité n’a jamais été favorable à la liberté, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes. L’unité du monde romain a été le triomphe du despotisme, et n’a certes point été le triomphe de la dignité et de la liberté humaines. Quels temps que ceux où l’exil même ne donnait pas la liberté! Ovide encourt la disgrâce d’Auguste : voilà le pauvre poète exilé en

  1. L’Occident en Orient, considérations sur la mission politique de l’Europe, p. 93.