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daient asile aux Barbares, et la vie paraissait douce, même chez les Thuringiens et les Vandales, à qui venait de subir le joug des exacteurs de César. Partout enfin la terre romaine se dépeuplait, et Bossuet, je le répète, ne savait pas dire une vérité si profonde, quand il écrivait ces mots pour peindre le désarroi de l’empire au commencement du Ve siècle : « Tout l’Occident est à l’abandon. »

Les écrivains que j’ai cités ont admirablement prouvé que la chute de Rome était nécessaire, qu’elle était accomplie pour ainsi dire avant l’arrivée des Barbares, que l’empire, épuisé, dépeuplé, privé de cette classe moyenne que nulle force ne remplace, était incapable d’opposer une longue résistance aux envahisseurs, et que ce qu’on a appelé l’écroulement de l’empire romain n’a guère été autre chose que la substitution insensible de peuples vivans et vigoureux à une nation frappée de mort. Il restait à montrer comment cette substitution s’est faite. Si les lois générales expliquent les événemens, le récit des événemens est le contrôle des lois générales. Il ne suffit pas de résumer dans une formule, si profonde et si lumineuse qu’elle puisse être, une période de la vie du genre humain, fût-elle réputée la plus triste et la plus misérable. Les grandes âmes paraissent plus grandes dans les époques funestes. Y a-t-il eu de grandes âmes en ces malheureuses années qui précèdent la dissolution de l’empire? Y a-t-il eu seulement des hommes dignes de ce nom? S’il y en a eu, quelles ont été leurs luttes et leurs souffrances? Qu’ont-ils fait, qu’ont-ils voulu? Comment ont-ils supporté, au milieu de l’abaissement universel, le fardeau que la destinée leur imposait? Voilà les questions auxquelles vient de répondre un éminent historien de nos jours, M. Amédée Thierry, à qui les révolutions du Ve siècle ont inspiré déjà de dramatiques tableaux. Les écrivains qui avant lui s’étaient proposé cette matière lui laissaient le champ presque entièrement libre. L’historien français du bas-empire, l’excellent Lebeau, si docte, si sensé, n’était pas le moins du monde un artiste, et comment se reconnaître au milieu des innombrables péripéties d’une telle histoire, si l’on n’a pas le sentiment de la composition et de l’art? Gibbon sait grouper en maître les grandes masses de son tableau ; pourquoi faut-il que les passions de son époque voilent à ses yeux les plus nobles figures, les plus touchans épisodes des siècles qu’il veut peindre? Il ne s’inquiète pas assez des détails, et particulièrement dans le chapitre consacré à la chute de l’empire, il néglige des faits qui lui eussent révélé le véritable caractère de cette révolution. Sismondi, malgré des vues élevées et originales, suit trop souvent la marche de Gibbon; c’est aussi la précision, l’étude des caractères, l’intelligence des situations et des rôles individuels, qui manquent à son ouvrage. Au contraire, je crois qu’un juge im-