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c’est de montrer la situation des différentes espèces de drames, les matériaux d’où elles sont sorties et leurs rapports de succession; aussi n’entrerai-je pas dans aucune analyse de Marie Stuart, de Wallenstein et de Guillaume Tell, pour examiner comment un disciple de Shakspeare, disciple comme le sont les maîtres, amoureux des sources antiques, versé dans les lettres françaises, a conçu, exécuté, écrit ces grands drames. L’Allemagne avait Mozart, et n’avait pas encore Schiller; l’Italie a Rossini et Raphaël, et n’a point eu jusqu’ici d’œuvre dramatique qui ait pris rang parmi les manifestations du génie européen, et pourtant la conception et l’exécution d’une musique d’opéra ou d’une toile historique, pour faire un tout dont les parties concordent et pour atteindre les hautes régions de l’art, n’exigent pas moins de force et de grandeur dans l’esprit de combinaison que la conception et l’exécution d’un drame pareil en beauté et en renom. Ainsi dans chaque genre, pour chaque race et pour chaque peuple, se montrent des lacunes qui tantôt restent vides et tantôt se comblent : c’est que dans chaque genre, pour chaque race et pour chaque peuple, la naissance des génies doit être comptée parmi ces circonstances dont j’ai fait un terme général, et sans quoi les forces innées et latentes ne reçoivent pas d’incorporation visible. Ce balancement dans les hautes parties de la civilisation, ces mutuels besoins entre les différens peuples, ces prouesses intellectuelles de l’un quand l’autre a des défaillances, ces avancemens et ces retards alternatifs démontrent l’intime communauté où sont parvenues les nations européennes, et font prévoir de plus sûres et plus étroites associations. Il y a environ cent ans. Voltaire, qui avait pourtant l’esprit si dégagé de préjugés et si ouvert aux nouveautés, après avoir effleuré Shakspeare, quand il fut témoin des tentatives qu’on faisait autour de lui pour renouveler l’art dramatique sur le modèle du poète anglais, n’eut plus assez d’anathèmes contre la barbarie envahissante et la chute inévitable des lettres et du goût. Quelque chose tombait en effet; mais ce n’était ni le goût ni les lettres. Aujourd’hui, et dans cette courte période de cent ans, les faits ont condamné le drame classique en France: ils ont donné une consécration nouvelle au drame romantique en Allemagne, et la critique historique appliquée à l’art a fait voir que ces deux genres sont deux phases de création successives, que l’un répond aux conceptions de la Grèce, et l’autre à celles du moyen âge, que le plus ancien est d’un ordre moins compliqué de combinaisons, et que le plus moderne entre plus profondément dans les voies de l’existence humaine, conclusion qui, obtenue par un chemin détourné, n’en vient pas moins confirmer les grandes lois de l’histoire.


É. LITTRÉ.