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Shakspeare la source du drame moderne, ne fut plus loin chez nous du souvenir et de l’étude. Nous ne connaissions que l’antiquité classique, l’Italie et l’Espagne; l’Angleterre était absolument ignorée. La Fontaine seul paraît avoir soupçonné ce qui s’y passait, quand il dit dans la fable dédiée à Mme Harvey :

…… Les Anglais pensent profondément;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament;
Creusant dans les sujets et forts d’expériences,
Ils étendent partout l’empire des sciences.
Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour :
Vos gens, à pénétrer, l’emportent sur les autres.


Newton put, vers la fin du siècle, poser les bases du système du monde sans qu’ici on s’en doutât. Aussi, sous Louis XIV, la France n’eut-elle qu’un rôle secondaire dans les sciences mathématiques et astronomiques, qui furent alors les sciences prépondérantes, et Condorcet a dit avec toute raison dans l’éloge académique du comte d’Arci : « En 1740, la France commençait à reprendre dans les sciences mathématiques le rang qu’elle avait perdu après la mort de Descartes et de Pascal, et qu’elle a su conserver depuis. » Les manifestations littéraires sont de l’histoire, procèdent comme l’histoire, et proviennent toujours d’un passé qu’elles modifient; le drame français, ne pouvant avoir pour passé ni le moyen âge, ni Shakspeare et le drame romantique, recula jusqu’au drame classique, le reprit à son compte et le modifia. Un moment Corneille se laissa captiver par la pompe espagnole ; mais Racine rompit soigneusement toute alliance avec ces nouveautés. Ces deux admirables esprits remanièrent le drame grec pour le conformer à la société polie où ils étaient plongés, au goût des dames qui y donnaient le ton, à la splendeur absorbante de la royauté, à la cour de Louis XIV. Que de noblesse, de passion contenue et d’infinie délicatesse dans ces femmes de Racine, Junie, Andromaque, Iphigénie, Monime! Et qui a jamais tracé plus grandement l’idéal de Rome, reine du monde, que Corneille dans Horace et dans Cinna? Mais tandis qu’on leur accorde toute la hauteur du génie, il faut reconnaître à leur genre une infériorité historique et poétique. Si le passé le prouve par la façon dont les deux genres furent produits, l’avenir l’a prouvé aussi par la façon dont il les a traités. Quand en France le drame classique fut épuisé, c’est au drame romantique qu’il fallut demander un renouvellement de la scène.

Déjà ce jugement que le développement de l’histoire porte sur les choses, l’Allemagne l’avait rendu. Quand ce fut son tour d’avoir un théâtre, les deux génies qui l’en dotèrent rejetèrent le drame français, ne restaurèrent pas le drame grec, et façonnèrent à leur usage le drame romantique. Ici ce qui m’occupe essentiellement,