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pour le jugement et la définition. Le principe moral était, comme la religion, extérieur et reposait sur l’usage et la superstition. Dans les manières, les Romains étaient plutôt gracieux que polis; accessibles aux impressions du dehors, mais ne recevant rien de l’intérieur, ils avaient de la courtoisie sans être cordiaux, de la dignité sans être délicats; ils manquaient de la sympathie et de l’humanité qu’implique le mot de gentleman ; leur rang eût été bas dans la chevalerie du moyen âge, et de fait leurs descendans trafiquaient au lieu d’aider dans les croisades. Au point de vue public ou social, cette race était patriotique, en tant que patriotique est opposé à personnel et à philanthropique. Le patriotisme, comme le nom l’indique, étant un attachement à la patrie, à la terre, était en plein accord avec le cercle purement physique ou concret de l’intelligence; Rome était territorialement regardée par les Romains comme le chez-soi (home) est individuellement regardé par les Teutons. La tendance était par conséquent opposée à la dispersion et favorisait l’unité, mais l’unité d’agrégation, non d’organisation. Ce fut cette tendance qui les conduisit à la conquête du monde, et ce défaut qui fit qu’ils commencèrent à le perdre dès qu’il eut été conquis. Maintenant tous ces défauts sont voilés-par l’idéal qu’on s’est fait de Rome. Dans les conquérans du monde, la rustique ignorance fut vertu et simplicité, le stupide mépris des Grecs subtils fut conclusion profonde d’un sens solide, le manque absolu de conscience fut stoïque fermeté de caractère, la superstition formaliste fut une religieuse scrupulosité, leur impuissance civile d’organisation un sage souci de la liberté publique, leur aveugle avidité de pouvoir et de conquête magnanimité civilisatrice.

J’avoue que je suis, comme M. O’Connell, de ceux qui s’efforcent de dissiper les illusions que l’éloignement et le respect de l’antiquité peuvent créer, j’avoue encore que, dans ce tableau, certains traits sont exacts, par exemple l’infériorité des Latins par rapport aux Grecs quanta la philosophie et aux sciences; mais je ne puis accepter comme portrait ressemblant l’esquisse qui vient d’être citée : des parties font défaut et d’autres sont grossies. Dans un beau passage, M. O’Connell, rappelant que nous n’avons qu’un fragment de la littérature et de l’histoire des Grecs et des Romains, dit: « Le gouffre des siècles d’obscurité où elles disparurent fut un gain et non une perte; il engloutit ce qu’il y avait de vulgaire et de conforme à la simple humanité dans la Grèce et dans Rome, et n’en laissa surnager que les grandes parties dans l’enchantement d’un mirage. Ces deux nations furent ainsi placées sur le piédestal de l’histoire comme une excitation à la postérité et un idéal qui sert d’exemple. » Cela est aussi bien dit que pensé; mais avoir pu, après s’être dépouillée,