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jeunes filles, on ne me conduirait pas un peu dans le monde. Or justement alors, vers la fin de la saison, la seule personne que ma mère vît un peu fréquemment, — mistress Stratton, dont j’ai raconté l’intervention dans le mariage de M. Wyndham, — annonça une soirée où je serais appelée à faire mes débuts. Aussitôt il ne fut plus question, entre miss Sherer, Eugénie et moi, que des préparatifs de cette solennité. La grande question de la toilette, le choix de la coiffure devinrent l’éternel sujet de nos délibérations. Jamais je n’avais vu Eugénie présider plus sérieusement à quoi que ce fût ici- bas. — Allez, allez, disait-elle, il n’y a pas à s’y tromper; si mistress Stratton, qui n’a pas de fille à marier, donne ainsi un grand bal sans qu’on puisse deviner pourquoi, c’est qu’il est question de vous... J’avais beau répondre en riant à la jeune folle qu’elle se laissait égarer par ses idées à la française. — Bon, reprenait-elle... qui vivra verra... En attendant, faites-vous belle et regardez bien autour de vous!

Un matin je la vis entrer dans ma chambre, étouffant à grand’peine les éclats de rire qui lui montaient aux lèvres. — Eh bien! quand je vous le disais! s’écria-t-elle... C’est moi qui avais raison avec mes idées exotiques...

Plongée ce jour-là même dans un de ces accès de mélancolie qui trop fréquemment venaient attrister mes plus beaux jours, je ne comprenais rien à cette intempestive gaieté.

— Voyons, lui dis-je, pas de plaisanterie à contre-temps... Qu’avez-vous à rire ainsi, et que venez-vous m’apprendre?

— Peu de chose, reprit-elle en se calmant de son mieux. — Et quand elle fut assise à côté de moi, me couvant de ses malicieux regards : — On vous marie, ma chère!... L’entrevue aura lieu chez mistress Stratton, exactement comme je l’avais supposé.

Ma première pensée fut que la chère petite Française avait perdu la tête; la seconde, qu’on l’avait indignement mystifiée, ou qu’elle avait, dans sa très incomplète connaissance de notre langue, mal compris quelque propos tenu devant elle; mais, en la soumettant à un interrogatoire très précis, très détaillé, je pus me convaincre, à ma profonde stupéfaction, qu’Eugénie avait dit vrai. On voulait effectivement, au bal de mistress Stratton, me montrer, en vue d’un mariage projeté, à l’un des jeunes gens qui devaient s’y trouver, et ce jeune homme était justement... Le frère cadet de M. Owen Windham... Tel était le secret qu’Eugénie venait de surprendre un quart d’heure auparavant chez ma mère, en écoutant une douzaine de phrases rapidement échangées entre celle-ci et mistress Stratton. Ni l’une ni l’autre de ces dames ne s’était méfiée de la jeune étrangère, qu’on supposait incapable d’entendre un mot de l’anglais parlé.