Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

père, de mettre en doute à tout propos ma véracité et ma franchise. La puérile histoire du poirier était invoquée contre moi si obstinément que j’avais fini, ne pouvant la mettre sous son vrai jour, par passer condamnation et me résigner aux soupçons qu’elle faisait peser sur moi. Tout ceci me rendait très circonspecte et très renfermée. Je n’osai par exemple m’enquérir à personne du motif pour lequel Godfrey nous avait quittés. Réduite à le chercher de moi-même, j’en étais venue à penser que M. Wyndham devait être pour quelque chose dans cette aventure, et, sans lui en vouloir précisément, je ne recevais plus avec le même plaisir les prévenances dont il ne manquait jamais de me combler quand le hasard nous mettait en présence. — Vous voilà devenue bien sérieuse, me dit-il un jour, constatant lui-même cette répulsion naissante. Ce jour-là, j’eus un moment la pensée de lui demander ce qu’il était venu faire dans la brasserie, et s’il savait pourquoi Godfrey avait été renvoyé; mais nous n’étions pas seuls, et le courage me manqua. Il me fallut faire un grand effort sur moi-même, quelque temps après, pour adresser une question bien simple à mon père, qui m’avait prise dans ses bras et me contemplait depuis quelques minutes avec une sorte de curiosité triste. Un visiteur qui venait justement de quitter le salon s’était extasié sur ma ressemblance avec Godfrey. — Papa, lui demandai-je, est-ce que mon frère ne reviendra jamais? — A l’instant même, son visage changea d’expression, et son accent avait une sorte de sécheresse quand il me répondit : — Vous savez, ma chère enfant, que quand on est sur mer, on n’est jamais certain de revenir.

— Il est donc en mer? repris-je avec un nouvel effort de bravoure.

— Pour le moment je ne sais. A coup sûr, il y sera d’ici à peu... Mais, chère enfant, je n’ai pas le temps de bavarder avec vous... La ferme réclame ma présence...

Je compris instinctivement, en le voyant s’éloigner à ces mots, qu’il ne fallait point essayer de reprendre cette conversation mal venue. Je me rappelais que l’année précédente, au dîner de Noël, on avait porté la santé de notre jeune marin, alors absent, et je me laissais aller à une vague espérance que ce jour-là, de manière ou d’autre, j’aurais de ses nouvelles; mais Noël vint, et le nom de mon frère ne fut pas prononcé, aucune allusion ne fut faite au vide qu’il laissait parmi nous. Et l’hiver passa, le printemps refleurit, chaque jour atténuant, sans le détruire, le souvenir de ces circonstances énigmatiques pour moi. Combinant les contes dont mon enfance était bercée, ceux que je lisais maintenant, et les querelles intérieures dont mon oreille avait perçu le retentissement lointain, je croyais