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n’avais pas même le pressentiment de l’espèce de lien qui les rattachait l’une à l’autre, et de l’ensemble qu’elles devaient offrir un jour à mon intelligence mûrie. Quelle force mystérieuse, quelle prédestination fatale les imposaient donc à ma mémoire, hantée par elles et comme fatiguée de leur fréquente obsession? C’est ce que je me suis demandé bien des fois, et souvent avec une sorte de frayeur religieuse. Dans les ténèbres où j’avançais alors à tâtons, j’ai cru parfois entrevoir la main de Dieu, gardant comme un reflet des foudres qu’elle agite sur le front des coupables, parfois cette autre main, armée de crocs vengeurs, qui les attire au bord des gouffres d’enfer. En somme, le ciel et l’enfer sont restés muets. Victime du sort, je subis, non sans plaintes, cette énigme qui m’écrase et que de temps en temps je soulève, comme dans un mauvais rêve les Sisyphes du cauchemar s’efforcent de soulever la pierre chimérique posée sur leur torse haletant.


I.

Je ne devais pas avoir beaucoup plus de trois ans lorsque ma sœur Emmeline vint au monde. Ma mémoire date de cet événement, qui me frappa. Peu après, un autre visage, un autre nom prirent place dans ma vie. Mon père, ma mère, les femmes chargées de la nursery y étaient déjà et en faisaient partie, sans que je puisse dire à quel moment l’entité distincte de chacun d’eux m’avait été révélée. Le nouveau-venu était mon frère Godfrey, qui revenait « de la mer, » à ce qu’on m’apprit, et qui, dans la majesté de ses seize ans, m’intimida tout d’abord. Entre nous cependant la familiarité se fit bien vite, et le moment où je tremblai dans sa première étreinte n’est pas séparé par un bien long intervalle de celui où, me posant debout sur son épaule, ce jeune midshipman m’apprenait à chanter le Ye, Mariners of England! Les femmes de chambre poussaient alors des cris de terreur; ma mère détournait les yeux, et mon père riait aux éclats. On m’étonna beaucoup, à cette époque, en me disant que Godfrey n’était point le fils de maman, mais bien celui d’une belle dame dont j’avais remarqué le portrait dans le cabinet de toilette de mon père, et dont on m’avait recommandé de ne lui parler jamais. Elle me faisait peur, cette dame, avec son costume étrange et le fixe regard dont elle semblait me poursuivre.

Je ne saurais dire combien de mois s’écoulèrent entre l’arrivée de mon frère et un incident peu essentiel en lui-même, mais dont le souvenir m’est resté comme celui de ma première humiliation. Nous étions, Godfrey et moi, dans le parterre, devant la maison. Il m’avait prise sur ses épaules et m’emportait vers le jardin fruitier,