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les œuvres d’imagination, et que la poésie ne doit pas être proscrite des œuvres poétiques sous des prétextes pédantesques de bon sens et de logique. Désormais il ne sera plus permis aux individus de cette race que les Anglais désignent sous le nom de poetasters d’ennuyer les honnêtes gens de leurs Inepties rimées, et de faire passer pour des inspirations du génie modéré par la sagesse leurs lieux-communs sans âme et leurs centons réchauffés. Que le romantisme, malgré toutes ses extravagances, soit béni pour cette œuvre sainte ! L’imagination doit donc prendre au théâtre la place qu’une certaine abstraction métaphysique née de l’imitation froide des grands modèles y avait usurpée ; voilà la leçon que nous a enseignée le romantisme, et que rien désormais ne pourra nous faire oublier. La tentative présomptueuse d’usurpation de la secte qui essaya de réagir contre le romantisme n’aura pas été complètement stérile et aura laissé au moins de son passage la constatation d’une vérité négative que les romantiques avaient méconnue : c’est que le bon sens doit être le fondement invisible, le support caché sur lequel le drame, comme toutes les autres œuvres de l’esprit, doit être bâti. Enfin le théâtre réaliste à son tour, par l’exagération et la crudité de ses peintures, aura enseigné et comme enfoncé dans l’esprit des contemporains deux ou trois leçons excellentes, à savoir que l’auteur dramatique doit autant que possible prendre ses formes dans le monde qui l’entoure, qu’il faut à l’imagination, sous peine de s’étioler et de s’épuiser en rêveries incohérentes et en fantaisies désordonnées, un aliment solide, et que cet aliment, c’est la réalité qui peut seule le lui fournir, qu’il est vain au poète de croire qu’il pourra étudier l’homme éternel autrement qu’à travers ses contemporains. Prenez donc le théâtre moderne dans ses diverses phases comme une série d’expériences et d’enseignemens. Il aurait mieux valu sans doute qu’un grand génie vînt d’emblée nous révéler l’art dramatique dans toute sa complexité ; mais ce poète ne s’étant pas présenté, nous devons être reconnaissans envers ceux qui nous ont fait découvrir et comprendre l’une après l’autre chacune des conditions de cet art difficile.

Je crois donc toutes ces expériences partielles à peu près terminées ; les leçons qu’elles pouvaient nous donner, nous les savons par cœur, les émotions qu’elles pouvaient nous faire éprouver, nous les avons épuisées. Maintenant, si l’on me demandait quel sera le caractère de la nouvelle période qui va s’ouvrir, je répondrais : un certain éclectisme, une certaine tentative de conciliation et de fusion des divers systèmes qui ont régné exclusivement tour à tour. Cette tentative se fera sans bruit et sans fracas, naturellement, sans que ceux qui l’accompliront s’en rendent bien compte. Les poètes qui ont soutenu l’un ou l’autre de ces systèmes exclusifs, vaincus dans leurs prétentions, prêteront eux-mêmes la main à cette conciliation : soit par désespoir de vaincre désormais avec leurs seules armes, soit par souci de ne pas perdre leur popularité ; ils aimeront mieux (la nature du poète est âpre autant qu’ingrate) obéir à la mode que consentir à être oubliés, et triompher en empruntant les armes de leurs ennemis que perdre l’habitude du triomphe. Voyez par exemple avec quelle habileté et quelle aisance M. Émile Augier a accompli sa volte-face, lorsqu’il a voulu triompher de l’école réaliste, et avec quelle dextérité il a su combiner les nouveaux moyens de succès avec les doctrines dont il s’était fait le champion. Nous