Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peuples ne tiennent pas le même discours sur lui-même dans le même moment? Le prince le plus fait pour régner, c’est celui qui règne et qui a droit de régner. Jamais il ne faut s’écarter de cette maxime. » — Après tout, si les princes ne veulent pas prêter l’oreille « aux penseurs qui savent un peu comment le monde va, » Joseph de Maistre est bien près d’en prendre son parti en philosophe : « Défendons les bons principes, dit-il, conservons les anciennes races (si toutefois elles y consentent), ensuite dormons tranquilles; le reste est l’affaire de la Providence, qui se tirera très bien de là. » Certes Pangloss n’eût pas mieux dit.

Les questions religieuses préoccupent fort Joseph de Maistre; mais dès qu’il sort de ses théories ultramontaines pour observer comment l’imagination ou la raison de certains esprits modifie autour de lui les traditions chrétiennes, il semble tout dévoyé. Après avoir quelque part cru donner le coup de grâce au protestantisme en prétendant qu’il ne renferme plus que des sociniens, il est tout surpris de lui trouver dans les pays qui lui appartiennent une nouvelle vigueur, et assez contrarié de le voir en Russie remplacer la propagande des pères jésuites. « On se trompe dans ce pays (lorsqu’on écrit 1815, il faudrait écrire 1515, car nous sommes dans le XVIe siècle. La science arrive et s’apprête à faire son premier exploit, celui de prendre la religion au collet. Les conquêtes de l’esprit protestant sur tous les membres du clergé qui savent le français ou le latin sont incroyables, et ce qu’il y a de singulier, c’est que les Russes s’en aperçoivent bien moins que les étrangers. » — En revanche, Joseph de Maistre s’empresse de croire assez bénévolement à une prise de possession subite de l’Allemagne par le catholicisme : « Qui eût dit que le XIXe siècle serait celui des conversions? Cependant elles se multiplient chaque jour, et dans les rangs de la société les plus marquans tant par l’état personnel que par la science. Le duc de Gotha vient encore de prendre place dans cette légion d’illustres revenans. Un Allemand distingué me disait l’autre jour : Toute l’Allemagne protestante penche aujourd’hui vers le catholicisme ; ce n’est plus que la vergogne qui nous retient. »

A voir le ton libre et les expressions parfois si hardies qui distinguent la correspondance du comte Joseph de Maistre, à se rappeler les traits austères de cette figure, embellie par ses disciples, on s’imaginerait que, dans un poste semblable à celui d’ambassadeur du roi de Sardaigne à Saint-Pétersbourg, l’auteur du Pape prit à tâche de conserver sans cesse une dignité un peu hautaine, surtout de ne jamais tomber dans de mesquines réclamations d’intérêts. Il n’en est rien. Déjà la première correspondance publiée par M. Albert Blanc nous avait éclairés sur ce point délicat. Celle-ci montre presque à chaque lettre Joseph de Maistre ennuyé de son métier, fatiguant le roi et l’administration de ses plaintes, médisant du caractère sarde, «qui n’aime rien» et ne sait pas reconnaître ses services, offrant à chaque instant une démission qui n’est jamais acceptée. Nous n’avons point à examiner le fond de cette incessante plainte, qui est surtout une question d’argent, puisque Joseph de Maistre réclame quelque partie remboursement de 50,000 livres dépensées au service du roi, « de tout quoi, dit-il amèrement, je serai indemnisé par les appointemens accordés à mon successeur. » Mais la forme employée nous semble bien peu digne pour l’homme.