Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voie dépouillé par un trait de plume d’une propriété sacrée, d’un héritage de neuf cents ans et du titre de sa famille, c’est une idée excessivement pénible... Le traité du 30 mai anéantit complètement la Savoie; il divise l’indivisible; il partage en trois portions une malheureuse nation de quatre cent mille hommes, une par la langue, une par la religion, une par le caractère, une par l’habitude invétérée, une enfin par les limites naturelles[1]... Ce n’est pas sans une puissante raison que le duché de Savoie et le comté de Nice appartenaient à un prince italien. Ces deux avant-postes formaient toute la sûreté de l’Italie. Nuls par eux-mêmes, ils acquéraient par leur position et leur dépendance politique une importance du premier ordre. Le ministre qui trace ces lignes se souvient d’avoir comparé plus d’une fois les deux pays à deux zéros qui centuplent la valeur du chiffre auquel ils sont attachés. Ce vide entre la France et l’Italie proprement dite était nécessaire à la sûreté de ce dernier pays. Ce serait bien mal connaître l’action des grandes puissances, mais surtout celle de la France, la plus active de toutes, que d’imaginer qu’elle se tienne tranquille en Savoie au milieu de la division si malheureusement tracée le 30 mai dernier ; elle se rappellera l’axiome de Mazarin, que les autres puissances paraissent avoir tout à fait oublié : Sans la Lorraine et la Savoie, vous ne serez jamais roi. Elle aspirera, s’il est permis de s’exprimer ainsi, les deux portions qui ne lui appartiennent pas; elle n’aura pas de tranquillité qu’elle ne les ait englouties, et en un clin d’œil elle arrivera aux Alpes avec ses citadelles, son artillerie, ses ingénieurs; du haut de ces monts elle pourra voir la citadelle de Turin et le petit nombre de marches qui l’en séparent; en un mot, il n’y aura plus d’Italie[2]. « 

Contre la négligence ou le mauvais vouloir des puissances, il faut cependant trouver une base nouvelle à la politique de la maison de Savoie. « Caressez l’esprit italien ! » s’écrie Joseph de Maistre. « L’esprit italien est né de la révolution et jouera bientôt une grande tragédie. Notre système timide, neutre, suspensif, tâtonnant, est mortel dans cet état de choses. Que le roi se fasse chef des Italiens, que dans tout emploi civil et militaire, de la cour même, il emploie indifféremment des révolutionnaires, même à notre préjudice. Ceci est essentiel, vital, capital... On se tromperait infiniment, si l’on croyait que Louis XVIIIe est remonté sur le trône de ses ancêtres. Il est seulement remonté sur le trône de Bonaparte... La révolution fut d’abord démocratique, puis oligarchique, puis tyrannique : aujourd’hui elle est royale, mais toujours elle va son train. L’art du prince est de régner sur elle et de l’étouffer doucement en l’embrassant; la contredire de front ou l’insulter serait s’exposer à la ranimer et à se perdre du même coup. »

Les traités de 1815, qui rendent la Savoie au Piémont et lui conservent Gênes et la Ligurie, excitent l’enthousiasme de Joseph de Maistre. « Point de France en Italie! mais aussi point d’Autriche! » Le Piémont est encore ce qu’il était du temps de Tacite, fecundissimum. Italiœ latus. Plus tard, un peu avant de quitter Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre écrit: « J’ai eu,

  1. Ce traité partageait la Savoie entre la France, Genève et le Piémont.
  2. « Croyez-vous, dit-il encore, qu’une nation aussi grimpante que la France puisse s’arrêter à Montmélian? »