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robe du palais un manteau d’impératrice, auquel il joignit de magnifiques parures de femme et des bijoux; le tout fut étalé sur des brancards, dans la cour palatiale et devant la porte, de manière à frapper les regards et attirer la foule. Les brancards étaient nombreux; une armée de serviteurs richement costumés se tenait là pour les porter et les escorter; c’était un riche cadeau de noces, et l’on ne douta point qu’il ne fût destiné à la fille de Rufin. Aussi, quand le cortège se mit en marche à travers les rues de la ville, encombrées de curieux, on n’entendait que murmures et amères railleries contre le ministre et les fiancés. Eutrope précédait les brancards, marchant gravement avec la dignité d’un ambassadeur. L’ébahissement fut grand, lorsqu’on le vit prendre un autre chemin que celui qui menait chez le ministre et s’arrêter devant la maison de Promotus. Des cris de satisfaction éclatèrent alors; l’eunuque qui avait préparé la surprise donna le signal de la joie; en un instant, la ville fut parée de fleurs, comme pour la plus belle fête. Les danses et les réjouissances durèrent toute la nuit, et ce fut ainsi que Rufin apprit le nom de celle qui allait être son impératrice.

Issue d’une race de Franks transrhénans, la fille de Bautho, quoique élevée à Constantinople, avait conservé quelque chose de la rudesse originelle en même temps que l’éclatante beauté des filles du nord. Elle était hautaine, hardie, impérieuse, et les historiens du temps l’appellent la Barbare. Bien que Bautho fût resté païen, païen zélé, en correspondance intime et fraternelle avec Symmaque, l’ami de Théodose était trop habile pour faire de sa fille une adoratrice de Thor ou de Freya; il l’avait fait élever très chrétiennement dans la communion catholique, où elle avait reçu au baptême le nom d’Eudoxie. La belle Franke porta même plus tard dans une religion qui n’était pas celle de ses aïeux une ardeur de controverse et des prétentions théologiques qui troublèrent plus d’une fois la paix de l’église. Pour le moment, elle ne songea qu’à s’emparer du cœur de son époux, afin de gouverner avec lui ou par lui, à renverser d’abord Rufin qui lui faisait obstacle, et à se débarrasser ensuite d’Eutrope, dont elle ne voulait pas avoir été la protégée.

Pour tout autre que Rufin, la défaite eût été complète : tout autre eût jugé que la lutte était trop inégale contre l’amour conspirant avec l’astuce, et se serait hâté de mettre à l’abri sa tête et ses biens dans quelque province éloignée; mais le préfet du prétoire d’Arcadius n’était pas homme à faire honteusement retraite devant une femme et des eunuques. Connaissant à fond son pupille, il savait bien qu’il y avait en lui un sentiment plus puissant que l’amour, celui de la peur. Les eunuques avaient usé du premier, il résolut de se servir du second, et de devenir pour l’empereur et pour l’empire plus indispensable que jamais.