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tête d’un état de vingt-quatre millions d’hommes, et les fédéralistes italiens les plus circonspects de l’an passé sont les plus fervens unitaires d’aujourd’hui. L’Angleterre, isolée naguère, sans défense, sans soldats, que d’idiots fanatiques prétendaient pousser, il y a un an, sur la pente de la décadence, l’Angleterre, qui n’avait pas voulu faire la guerre pour une idée, l’Angleterre, qui avait déploré la guerre d’Italie, l’Angleterre, qu’une certaine presse entendait bannir de la délibération des affaires de l’Europe, a aujourd’hui de formidables arméniens, possède une armée de volontaires ; elle a en Europe la position à la fois la plus dégagée et la plus courtisée. Elle prévient les Italiens qu’elle ne se battra pas pour eux, et pourtant les plus grands patriotes italiens la regardent comme le plus sûr et le plus solide appui de leur œuvre ; elle avoue aux puissances du Nord les sympathies que lui inspire la révolution italienne, et pourtant les puissances du Nord, pleines de déférence pour ses avis, ne combattent plus qu’en théorie le principe de non-intervention. Elle ne nous a pas trop bien traités à propos des annexions de Nice et de Savoie ; elle a donné pour prétexte à ses armemens les craintes que nous lui inspirons, et pourtant la France lui a, dans une lettre célèbre, répondu par les paroles et les protestations les plus amicales. Le mot de Cromwell est donc vrai pour tous : « on ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va. »

Dans l’état de choses qui se présente à nous, l’attitude de la puissance européenne la plus curieuse à observer est celle de l’Angleterre. Quand nous parlons de l’Angleterre, disons tout de suite que la politique actuelle de ce pays s’incarne dans un seul homme, dans cet homme extraordinaire qui vient d’achever son soixante-seizième printemps, dans cet heureux lord Palmerston, pour lequel nous ne craindrions pas de déclarer notre goût, s’il pouvait être soupçonné d’avoir quelque amitié pour la France. Lord Palmerston est à l’heure présente, disons le mot, puisqu’il est à la mode, le véritable dictateur de l’Angleterre. Chose singulière, cette nouvelle suprématie de lord Palmerston s’est établie silencieusement ; aucun grand fait, aucune résolution éclatante de la politique extérieure ne l’explique : elle est enveloppée d’un demi-mystère. Entre le pays, les partis et l’homme d’état, elle a été admise comme par une sorte de pacte tacite. On dirait une franc-maçonnerie. Chacun en Angleterre s’est dit : Voilà l’homme, et chacun a compris le sous-entendu qui lie le ministre au peuple, le peuple au ministre. Les Anglais, qui parlent tant sur leurs affaires et celles des autres, sont merveilleux parfois pour garder le silence sur les choses qui leur tiennent le plus au cœur. Il serait puéril en ce moment de chercher dans la presse britannique la révélation sérieuse de la politique anglaise ; nous sommes d’ailleurs à une époque de l’année où le lien de la discipline politique se relâche pour la grande presse anglaise, où les écrivains se passent leurs fantaisies, font l’école buissonnière, et se livrent à leur façon, contre les hommes et contre les choses, sans que cela tire à conséquence, à de vraies chasses d’automne. Il vaut donc mieux essayer de comprendre le silence des hommes