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régent, et préparait la conspiration de Cellamare. En Angleterre, il fomentait des entreprises en faveur du prétendant. Au nord, il aidait à la paix entre Pierre le Grand de Russie et Charles XII de Suède, pour pousser les deux princes contre les Anglais. La guerre que l’empereur poursuivait contre les Turcs était, d’un autre côté, une diversion puissante, et assurait une certaine liberté. Le mouvement et l’intrigue étaient partout, et-pendant ce temps Alberoni agissait avec une singulière vigueur. Les arméniens se multipliaient dans tous les ports de l’Espagne; des troupes se rassemblaient à Barcelone. Tous les préparatifs d’une vaste expédition se poursuivaient simultanément et aussi secrètement que possible. En un mot, une force s’organisait pour une destination inconnue.

Alberoni, au reste, avait un prétexte tout trouvé pour dissiper les premiers soupçons : il armait contre les Turcs; il l’avait promis au pape, qui l’avait fait cardinal. Il trompa si bien son monde, que le nonce Aldovrandi et l’ambassadeur vénitien Mocenigo, d’abord fort inquiets, vivaient dans la plus complète illusion. Les ministres de France et d’Angleterre n’étaient pas si crédules. Ils demandèrent une audience au roi, qui les renvoya au cardinal, et Alberoni répondit dans un langage hautain et énigmatique que le roi était maître chez lui, que les armemens de l’Espagne au surplus n’avaient d’autre objet que le maintien d’une paix conforme au juste équilibre de l’Europe aussi bien qu’à l’honneur des souverains catholiques. L’explication n’avait pas de quoi rassurer les diplomates, d’autant plus que les armemens continuaient plus que jamais. Alberoni avait gagné un peu de temps. Bientôt pressé de nouveau par les agens étrangers et ne pouvant plus dissimuler ce qui était trop visible, il dit tout bas et en confidence qu’il s’agissait de la conquête d’Oran : après quoi les ministres de France et d’Angleterre ne doutèrent plus que le fourbe cardinal ne méditât un dessein tout différent et ne préparât quelque surprise à l’Europe.

Amuser la diplomatie jusqu’au bout n’était pas la seule difficulté pour Alberoni : il avait à vaincre les scrupules du roi, intimidé de l’audace aventureuse de son esprit. L’âme simple et inquiète de Philippe répugnait, à ce qu’il semble, à cette campagne qu’on lui proposait, et que personne ne soupçonnait encore. Il fallut que la reine usât de toute son influence et attendrît le pauvre prince par ses larmes. Le père Daubenton lui-même fut employé à rassurer la conscience du roi, qui, une fois tranquillisé, laissa libre carrière à l’impétuosité du cardinal. Dès lors les ordres furent lancés de toutes parts avec une rapidité foudroyante, et en quelques jours tout fut prêt. Or quelle était cette entreprise méditée dans le mystère, et dont Alberoni avait su dérober au moins le but à la diplo-