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rellement désigné pour servir de guide à cette jeune princesse italienne transformée tout à coup en souveraine espagnole.

C’était tout au plus de quoi exciter le désir de grandeur et de fortune de l’abbé de Plaisance. Ministre d’une petite cour italienne, mais conseiller intime et actif d’une princesse devenue presque à l’improviste la souveraine d’une puissante monarchie, Alberoni ne songea plus qu’à tirer parti d’une position si merveilleuse. L’ambition croissait chez lui avec le succès. Tout lui souriait. Il se garda bien cependant de prendre trop promptement l’attitude d’un maître, et même quand il était déjà visible que tout se faisait par son conseil, lorsque les courtisans, toujours fidèles au souffle de la faveur, se tournaient vers lui comme vers le soleil levant, il rusait avec les flatteurs et plaisantait habilement de ce qu’on appelait son crédit. Il patientait, attirant les hommes par cette supériorité de séduction qu’ont tous les Italiens éminens, étudiant l’administration et les ressorts de la puissance de l’Espagne, car il était laborieux autant qu’ambitieux, conseillant invariablement à la reine d’envelopper le roi de sa tendresse, de ne laisser aucune influence arriver jusqu’à lui, et attendant le moment où, les circonstances aidant, il pourrait se saisir de la réalité d’un pouvoir dont il déclinait encore les apparences. Ce n’était point facile, il est vrai : il y réussit par un mélange de hardiesse et de ruse qui fit de son élévation à la dictature ministérielle de l’Espagne une merveilleuse comédie. Le premier poste dans le conseil à Madi-id était alors occupé par le cardinal Del Giudice, qui avait tout à la fois les fonctions d’inquisiteur-général, de gouverneur du prince des Asturies et de ministre d’état. Alberoni mit tout en œuvre pour le perdre en paraissant le servir, et pour se substituer réellement à lui dans la direction des principales affaires où se trouvait en ce moment engagée la politique de l’Espagne. Dans trois circonstances, il joua le même jeu, — dans l’affaire du traité de commerce avec la Hollande, dans la négociation du fameux traité de l’asiento, par lequel l’Angleterre s’assurait des avantages commerciaux en Amérique, et dans le règlement des difficultés fort épineuses qui divisaient depuis quelques années l’Espagne et la cour de Rome.

C’était le baron Riperda qui négociait pour les Hollandais; le ministre Bubb représentait l’Angleterre, et le nonce Aldovrandi défendait les intérêts du saint-siège. On s’épuisait en négociations avec le cardinal Del Giudice, et on n’arrivait à rien, si bien que les ministres étrangers finissaient par croire à un mauvais vouloir systématique du cardinal. Ce fut Riperda qui le premier vit clair dans la situation et qui, rompant brusquement avec Del Giudice, alla droit à Alberoni comme au médiateur tout-puissant. Alberoni se fit prier,