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Ce qui est vrai des couvens est vrai aussi de la concurrence des femmes mariées qui utilisent leurs momens de loisir pour se procurer un petit revenu. Une marchande en attendant les chalands dans son comptoir, une mère en conduisant ses enfans à la promenade, ont à la main un ouvrage de couture ou de tapisserie ; si faible qu’en soit le rapport, c’est un soulagement, une douceur dans la maison. À mesure que la femme s’élève un peu dans l’échelle sociale, il lui est moins facile de trouver un débouché pour ses menus ouvrages ; elle a une certaine fierté qui la gêne, elle se contente des premières offres, et ne cherche point ailleurs un prix plus élevé. Quelquefois il ne s’agit même pas de contribuer aux dépenses du ménage ; le travail du père ou du mari est suffisant, on ne compte sur le revenu de la broderie que pour se donner un plaisir ou faciliter une dépense de toilette. Plus les besoins sont insignifians, plus le salaire qu’on accepte est modique. On ne sent pas le prix de son temps, on le donne pour rien, et on est bien loin de se douter qu’on donne en même temps celui des autres. Il est difficile de dire jusqu’où s’étend cette fabrication interlope, depuis la ménagère qui travaille deux ou trois heures par jour, et qu’on pourrait à la rigueur compter parmi les ouvrières véritables, jusqu’à la jeune fille qui brode par plaisir et qui vend sa broderie par caprice. Beaucoup de pères de famille ignorent que leur salon est un atelier, et que les jolies bagatelles qui se brodent sous leurs yeux sont achetées d’avance ou même commandées par une maison de la rue Saint-Denis. Presque toute la broderie qui se fait à Paris sur mousseline ou sur étoffes vient de cette source ; il en est de même des ouvrages en filets, bourses, sacs et réseaux, de la tapisserie pour meubles, des pantoufles, de la passementerie. Plus d’une aussi, parmi ces ouvrières élégantes, se cache pour travailler, et se cache encore plus pour vendre le produit de son travail. Toutes les misères ne vont pas en haillons, et quand une femme qui a vécu dans l’aisance est réduite par le besoin à un travail manuel, il est bien rare qu’elle ne paie pas la rançon de la toilette qu’elle porte et des habitudes qu’elle a conservées.

Ce qui procure encore quelques commandes aux ouvrières malgré la concurrence des prisons, des couvens et du monde, c’est qu’il y a dans l’industrie des époques de travail pressé où il faut produire beaucoup en très peu de temps, sauf à languir ensuite pendant plusieurs mois. Le retour d’une saison ou d’une fête, une mode qui prend faveur, des chaleurs ou des froids prématurés obligent les maisons de commerce à faire des commandes à bref délai ; alors il ne faut pas songer aux couvens qui travaillent à leurs heures, lentement, méthodiquement, et ne connaissent pas les veillées et le tra-