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rables pour inspirer de la confiance aux patrons : c’est une bonne œuvre de solliciter pour elles de l’ouvrage, de les aider à l’exécuter, de leur faire même les avances nécessaires. Enfin, si quelque femme de mauvaise vie revient à de meilleurs sentimens, si une condamnée qui a subi sa peine s’efforce de vivre désormais de son travail, et que le monde, qui a des indulgences aveugles et des sévérités impitoyables, refuse de l’ouvrage à ces mains inoccupées, n’est-il pas beau et consolant de voir d’honnêtes et courageuses femmes couvrir ces coupables et ces repentantes de leur pitié et de leur vertu, se placer entre elles et le monde qui les repousse, et leur procurer les moyens de se réhabiliter? Il ne s’agit donc pas ici de condamner les ouvroirs, mais seulement de les compter. La concurrence est très loyale : elle est fondée sur le principe de l’association, sur le principe même de la liberté; mais, tout en étant loyale, elle est écrasante.

Prenons pour exemple la fabrication des chemises en gros : à l’heure qu’il est, sur cent douzaines de chemises qui entrent dans le commerce parisien, les couvens en ont cousu quatre-vingt-cinq douzaines. Les jeunes filles et les femmes des ouvroirs ne sont pas seules à travailler : les religieuses elles-mêmes, qui, pour une assez forte part, ne seraient pas ouvrières si elles étaient dans le monde, et qui d’ailleurs ont leur vie assurée par les revenus du couvent, travaillent pour le commerce. La règle leur impose une vie dure, à laquelle une augmentation de revenu ne change rien : ainsi elles donnent ce qu’elles gagnent. Travaillant sans nécessité, soit pour obéir à une prescription formelle de leur règle, soit pour mieux accomplir le devoir de l’aumône, ou simplement pour échapper à l’oisiveté, elles peuvent abaisser autant qu’elles le veulent le taux de leur salaire; cela dépend uniquement de leur volonté. L’ouvrière libre doit vivre de son salaire : quand on dispute avec elle sur le prix de la main-d’œuvre, c’est en réalité sa vie qu’on marchande; à chaque centime qu’elle abandonne, c’est une nouvelle privation qu’elle s’impose; il y a toujours un dernier rabais qu’elle ne peut accorder. On estime que la main-d’œuvre des couvens, quoique très supérieure à celle des ouvrières libres, est payée 25 pour 100 de moins. En ce moment, les chemises de gros sont payées aux couvens de 25 à 60 centimes la pièce ; une bonne ouvrière ne peut faire dans sa journée plus de deux chemises à 60 centimes, elle n’en peut faire plus de trois à 25 centimes. C’est cet ouvrage rapportant 75 centimes par journées de douze heures que les ouvrières sont menacées de perdre; encore est-ce trop de dire 75 centimes, puisqu’il faut en déduire le prix du fil, des aiguilles, et de l’éclairage en hiver.