Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que ceux qu’elle aime, cherchant l’ombre et bornant son horizon aux choses que son cœur peut atteindre. Point d’effort, partant point de révolte… Enfermez l’oiseau des bois, nourrissez-le des graines qu’il préfère, des insectes qu’il poursuit sur la mousse ; préparez-lui un nid du plus fin duvet ; qu’il n’ait plus à craindre l’oiseleur ou l’épervier, et ouvrez-lui la porte : à tire-d’aile il disparaîtra !… J’ai grand’peur d’être cet oiseau. La cage est charmante, fraîche en été, chaude en hiver,… et je regrette Paris.

— Ah ! taisez-vous, s’écria M. de Savines.

— Et pourquoi ? reprit-elle d’une voix nerveuse ; ai-je pétri de mes mains les sentimens dont mon cœur est plein ?… S’ils l’emportent sur cette résignation factice dont vous avez vu les miracles aux premiers jours de notre rencontre, eh bien ! je partirai, je retournerai dans ce monde que j’ai fui,… et là j’étancherai cette soif de plaisirs qui s’est réveillée.

— Et vous serez perdue pour nous,… pour moi !

Le cœur de Marthe sauta dans sa poitrine ; mais feignant de n’avoir pas entendu le dernier mot : — Oh ! dit-elle, un voyage n’est pas une émigration !… et l’on n’est pas perdue pour ses amis parce qu’on va au bal… Marie vous donnera de mes nouvelles.

Elle revint sur ses pas, laissant M. de Savines marcher à son côté sans lui parler. Elle arrachait des fleurs çà et là pour en faire un bouquet. Si M. de Savines y avait pris garde, il aurait remarqué qu’elle ne les cueillait pas après les avoir choisies ; elle les brisait au hasard ; les larmes la suffoquaient : ne venait-elle pas elle-même de briser dans son cœur cette fleur de l’amour idéal qui ne fleurit qu’une fois ?

À quelques jours de là, Mlle de Neulise mit son projet à exécution. Une vieille dame qu’elle avait rencontrée dans le voisinage l’avait invitée à passer quelque temps chez elle ; une lettre remplie des plus aimables instances vint à propos dans un moment où Marthe se sentait brisée. Loin, elle souffrirait moins du rôle qu’elle s’était imposé. La présence de Francion à La Grisolle y rendait son séjour moins nécessaire ; l’ordre et une aisance relative y régnaient. Marthe remplit une grande caisse de ses robes et commanda une voiture. Depuis qu’il avait été question de ce départ, Marie vivait de nouveau silencieuse et renfermée en elle-même. Elle ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à sa sœur. Rien ne la guérirait donc de cette frivolité dont elle avait donné tant de marques ? — Comprenez-vous qu’elle parte ? dit-elle le jour même à M. de Savines.

M. de Savines ne répondit pas. La voiture entra dans la cour de La Grisolle. — Ah ! si tu m’aimais comme je t’aime, tu ne me quitterais pas ! reprit Marie.