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— Ah ! il y a un diable ? reprit Mlle de Neulise, qui à son tour se mit à jeter des cailloux dans l’étang.

— Hum ! il y en a plus d’un ! Tout au commencement de mon exil, la nouveauté des sites, l’activité de ma vie, le changement des habitudes, l’avaient mis en fuite… Je m’aperçois à présent que le traître n’a plus peur de rien. Pour dire les choses comme elles sont, je crois bien que ma résignation est auprès de la vôtre comme un roitelet qui sautille dans un buisson auprès du milan qui vole dans l’espace : tout l’agite et tout l’effraie.

Le cœur de Marthe se serra. — Est-ce à dire, ajouta-t-elle sans regarder Olivier, que vous regrettez le parti que vous avez pris ?

— Non pas ! Rester dans ce beau pays, en respirer l’air vif, manger librement un pain honnêtement gagné, chercher son repos, sa récompense dans un livre, dans la promenade, dans la chasse, ne souhaiter que les choses qu’un travail régulier peut donner, se souvenir des orages et des tentations pour en fuir les assauts, vivre face à face avec la nature, voilà ce que j’espère, voilà ce que je veux…

— Prenez garde ! voilà que vous parlez aussi comme Minerve, vous savez, cette pauvre vieille déesse qui est morte ?

— Oui, mais est-ce ma faute si j’ai trente-deux ans et si ma sotte jeunesse me crie que je suis seul ?

Un voile de pourpre se répandit sur le visage de Marthe.

— Elle crie, poursuivit M. de Savines, et voilà le diable qui accourt ! Je reconnais sa présence à la tristesse qui m’envahit.

— Vous, triste ! répondit Marthe en s’efforçant de rire.

— Ah ! reprit Olivier, vous ne me voyez pas quand je suis aux Vaux-de Cernay : je regarde tour à tour l’herbe qui grimpe le long de la pierre, la lune qui couvre de ses pâles rayons les arceaux silencieux, je m’accoude à ma fenêtre, j’ouvre ma poitrine au vent tout chargé de parfums sauvages, je caresse de la main les livres épars sur ma table, j’écoute le ronflement de mon cheval dans l’écurie, je prête l’oreille à tous les sons de la nuit, je sens que toutes ces choses sont belles et bonnes, je n’en désire pas d’autres, je veux remplir jusqu’au bout ma tâche commencée ; mais demain, mais plus tard, quand la vieillesse viendra ?… J’aurai donc traversé tout seul ces bonheurs qui s’enfuiront en me laissant dans l’amertume de l’isolement. Quelque chose s’agite en moi qui aspire à une autre félicité… Un fantôme se dresse devant mes yeux éblouis… Je l’appelle… Il passe… il s’éloigne… il disparaît !

Marthe étouffait. Elle aurait voulu fuir, ne rien entendre, interrompre Olivier ; elle se taisait et restait.

— Voulez-vous savoir qui dissipera cette tristesse contre laquelle je lutte vainement à certaines heures ? continua M. de Savines d’une