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de l’Europe ébahie, c’est le talent, la grâce et la jeunesse de Mlle Emma Livry, qui représente Farfalla en ses diverses métamorphoses. Elle vole, elle s’élance, elle bondit, elle marche sur les flots sans se mouiller la plante des pieds. Son succès est réel, d’autant plus mérité, que l’affreuse serinette de M. Offenbach n’est pas faite pour aider un papillon à quitter la terre où il est éclos par un beau jour d’été. Quand donc nous donnera-t-on un ballet comme je le rêve, le produit exquis d’un vrai poète et d’un grand musicien, un scénario tracé par un Lamartine, illustré par un compositeur comme Mendelssohn ou Schubert, au lieu de s’adresser, je ne dirai pas à un artiste qui est au-dessous de l’impossible, mais à un musicien ordinaire, qui n’a que du métier sans imagination ? Si l’homme d’esprit qui dirige l’Opéra n’avait pas été entravé de toutes manières, ce grand théâtre ne serait pas dans l’état affligeant où nous le voyons.

Le Théâtre-Italien continue le cours de ses agréables représentations, qu’il varie de plus en plus, et qui attirent dans la salle Ventadour un public empressé et parfois enthousiaste. M. Ronconi, après nous avoir donné un peu trop de comédie dans il Barbiere di Siviglia, a joué le rôle de Rigoletto avec talent et beaucoup de vigueur, surtout dans la scène finale du troisième acte. Je dis qu’il l’a joué et non pas chanté, car M. Ronconi n’a plus une seule note musicale au fond de son gosier tari. M. Mario chante la partie du duc de Mantoue avec charme et de manière à faire parfois illusion sur les irréparables outrages du temps. Tout récemment, le 4 décembre, le Théâtre-Italien a repris le charmant petit opéra de M. de Flottow, Maria. C’est de la musique légère, gracieuse, facile, qu’on écoute avec plaisir et sans contention d’esprit. Mme Alboni et M. Graziani y font merveille. Bientôt on nous donnera un nouvel opéra de M. Verdi, Il Ballo in maschera, dont on prédit le succès. Ainsi soit-il.

Le théâtre de l’Opéra-Comique fait peu parler de lui, ce qui n’implique pas qu’il en soit plus heureux pour cela. Il y a là aussi beaucoup de choses à refaire, un esprit nouveau à infuser dans ce vieux corps languissant, un personnel à remonter et à diriger avec sollicitude. Il est triste de voir tant de charmans chefs-d’œuvre, comme la Dame blanche, le Pré aux Clercs, les Diamans de la Couronne, la Pari du Diable, estropiés par des chanteurs sans voix, dont la province aurait de la peine à se contenter. On peut être excusable de n’avoir sous la main ni compositeur original, ni interprètes d’un ordre élevé ; mais on doit toujours, dans un théâtre de Paris subventionné par l’état, offrir une exécution passable et soignée du plus beau répertoire qui existe. Un petit acte sans importance, l’Eventail, a été donné le 4 décembre à l’Opéra-Comique. La musique de M. Ernest Boulanger, fils de l’ancienne et excellente cantatrice, a le mérite de rappeler un grand nombre de motifs bien connus qui ne sont pas de l’invention de M. Boulanger, mais qu’il a recueillis avec soin et qu’il a groupés avec goût. La pièce, qui n’existe pas, et qui forme une succession arbitraire de petites scènes à tiroir, est de l’invention de MM. Barbier et Michel Carré, grands faiseurs de bouts-rimés qui ne peuvent parvenir à tisser deux actes de vaudeville un peu raisonnables. Que l’Opéra-Comique se réveille, qu’on y donne autre chose que de petits actes d’une gaieté parfois excessive, et qu’on y respecte, plus qu’on ne le fait, un répertoire délicieux qui est un des titres distinctifs du génie de la France.