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robent et se fondent sous les yeux du lecteur, ses vers ne se gravent pas dans la mémoire, et ses émotions les plus poignantes glissent sur le cœur sans le toucher. Ce n’est point par la sensibilité, mais par l’intelligence, que le lecteur parvient à saisir l’émotion contenue dans ces poésies, sorties pourtant directement du cœur, et l’on reste tristement surpris que des sentimens d’une telle force soient revêtus d’un langage aussi pâle et aussi languissant. Et puis il y a chez elle trop de larmes et de douleurs pour que le lecteur puisse s’y plaire longtemps. La sympathie morale même la plus voisine de la charité est beaucoup régie par les mêmes lois qui régissent l’épicurisme : elle demande à ne pas souffrir des peines d’autrui, et n’en supporte que ce qu’il en faut pour pouvoir savourer le plaisir de la souffrance. Les hommes n’aiment pas les inconsolables, parce qu’ils leur enlèvent la volupté de consoler ; ils n’aiment pas à compatir aux douleurs qu’ils ne voudraient pas avoir supportées : ils veulent, quand ils s’attendrissent, pouvoir faire un retour sur eux-mêmes, et se rappeler avec complaisance qu’eux aussi ont été tristes un certain jour. Cependant il est bon que justice soit rendue même à ceux qu’on ne lit pas, et que chacun occupe la place qu’il mérite d’occuper. Nul écrivain, nul poète n’est inutile et ennuyeux pour le critique, lorsqu’il lui fait faire une expérience et lui révèle un fait intéressant et original. Or c’est le service que nous a rendu Mme Desbordes-Valmore. Nous avons trouvé un poète qui présentait le spectacle de la matière poétique à son état rudimentaire, et nous permettait de montrer au lecteur les élémens premiers dont se composent les chefs-d’œuvre qui l’ont tant de fois touché. Par son absence d’artifice et de ruse, par la nudité de son langage, par ses qualités et ses défauts, Mme Desbordes-Valmore nous aide à reconnaître et à nommer ces élémens que recouvrent et dissimulent les combinaisons savantes dont se sont servis les grands poètes. Nous découvrons par elle les secrets qu’ils ne nous disaient pas et la cause cachée des émotions que nous avons éprouvées. Par elle, nous constatons aussi ce qu’est la poésie à son origine, avant le travail de l’art. C’est quelque chose que de donner un tel enseignement, et c’est pourquoi celle qui l’a donné, quelque imparfaites que soient ses œuvres, mérite de laisser mieux qu’un nom. Nous n’oserions pas la recommander au lecteur qui cherche avant tout son plaisir, mais nous la recommandons sans crainte à tous ceux pour qui la poésie est chose sacrée, et qui aiment à s’instruire dans ses mystères.


EMILE MONTEGUT.