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du capitaine carthaginois, elle a montré ces applaudissemens non comme une récompense, mais comme un outrage de plus, comme un nouveau mépris. Mistress Browning a évoqué les charmans fantômes de deux amans penchés l’un vers l’autre sous les lueurs paisibles d’une lampe, lisant les vers du poète, et se disant que c’est là ce qu’ils sentent l’un pour l’autre. Elle se demande si c’est bien là une récompense digne de tant de souffrances solitaires et de tant de veilles enflammées! Oui, c’est une récompense, si l’on songe au petit nombre de poètes qui l’obtiennent, et il a vraiment le droit, d’être glorieux, le poète qui peut dire avec certitude : Je sais que mes sortilèges agissent à distance. Aujourd’hui, et pour une minute au moins, j’ai fait entrevoir un monde merveilleux à des yeux qui d’habitude se penchent vers la terre avec l’obstination de l’avarice et l’âpreté de la convoitise; aujourd’hui j’ai doublé la puissance du dévouement dans un cœur qui m’est inconnu. D’un amour jusqu’alors languissant et incertain j’ai fait un amour héroïque; j’ai amolli jusqu’à la pitié une âme rebelle au pardon. Oui, pour celui qui est digne de le ressentir, il y a un légitime orgueil à pouvoir se dire : Qui sait après tout combien d’âmes me doivent la vie morale qu’elles possèdent? qui sait si toutes ces forces d’amour et de dévouement ne m’attendaient pas pour s’éveiller et n’auraient pas à jamais sommeillé sans moi? Oui, c’est une récompense, et il vaut la peine de la mériter, même au prix de la douleur. — Hélas ! cette récompense elle-même manqua toujours à la triste Marceline Desbordes-Valmore. Jamais elle ne put se dire que la destinée lui avait payé en renommée le prix de ses douleurs, ni que ses malheurs étaient fertiles en larmes de sympathie. Le public fut un peu pour elle comme le milan de La Fontaine pour le rossignol à la voix mélancolique et passionnée. Mme Desbordes-Valmore chanta Térée et ses malheurs pour quelques âmes amies et quelques cœurs frères du sien. Ce fut là, dis-je, une dernière et suprême injustice du sort, car nul poète contemporain n’a dépassé Mme Valmore dans la note qui lui était particulière. Il y a eu des voix plus musicales, plus étendues, plus riches surtout et plus variées; il n’y en a pas eu de plus pénétrantes et de plus poignantes, et qui aient uni au même degré la tristesse et l’ardeur. Le public écouta avec distraction et ne comprit qu’imparfaitement la beauté de ces chants, qui sont tout âme et qui semblent la complainte d’un rossignol en deuil. Le nom de Mme Desbordes-Valmore réveillait en lui l’idée d’une femme poète, auteur de vers faciles, mélodieux, élégans : il la considérait comme un écho de la poésie lyrique de ce siècle et la rattachait au groupe de l’école romantique; il n’a jamais su très nettement qu’elle ne devait sa poésie qu’à elle-même, et qu’elle était, dans le genre qui lui était