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inutiles d’un être fantastique, mais les dimensions réelles de l’étendue et les utiles propriétés de l’électricité et de la chaleur. Toute science humaine est dans l’étude des faits, toute action humaine dans l’application de ces faits à nos besoins physiques, et tout idéal de société dans l’art d’assurer aux hommes à tout prix le plus grand bien-être matériel et la plus parfaite sécurité.

Est-ce là que les sciences doivent conduire la civilisation moderne ? Il faudrait alors maudire le jour où elles sont sorties du génie de Descartes, de Leibnitz et de Newton ; mais ces noms seuls nous avertissent que le divorce entre les sciences positives et les nobles spéculations est un divorce artificiel. Il a sa cause dans l’immense étendue que les sciences ont prise depuis soixante ans, et, il faut bien le dire, dans la rareté d’esprits tout à fait supérieurs. Vienne un Leibnitz, il dira aux philosophes : Cultivez les sciences ; pour moi, j’ai commencé par la physique et les mathématiques, et ce sont elles qui m’ont aidé à saisir le côté faible de Spinoza et à trouver une métaphysique meilleure qui, à son tour, m’a fait voir plus clair dans les sciences particulières. — Puis il dira aux savans : Gardez-vous de dédaigner la métaphysique. Pour moi, si J’ai tant travaillé, ç’a été, je l’avoue, pour l’amour d’elle. On n’est grand dans une science particulière qu’en s’élevant au-dessus. Rien de plus trompeur que la passion aveugle des applications immédiates ; les plus utiles découvertes ont été faites par des théoriciens qui avaient l’air de ne s’occuper que de l’inutile. Courir aux résultats en dédaignant la théorie, c’est vouloir les effets en supprimant les causes, c’est couper l’arbre pour manger le fruit. Que deviendront les sciences, réduites à des spécialités ? Elles se diviseront de plus en plus et s’en iront en poussière. Pour qu’elles fleurissent, il faut qu’elles vivent d’une vie commune, qu’elles se touchent et se rejoignent par leurs principes généraux. Plus de divorce alors entre la métaphysique et les sciences positives. L’esprit humain retrouve son unité, et l’univers son divin principe. Le mathématicien philosophe s’élève jusqu’à celui que Kepler appelait après Platon l’éternel géomètre ; l’astronome ne nie plus le moteur universel ; les sciences physiques reconnaissent des sœurs dans les sciences morales ; le politique et le jurisconsulte rattachent leurs recherches aux décrets de la justice et de la sagesse éternelles ; le linguiste est averti, par les lois immuables des idiomes les plus divers, qu’il y a un premier principe de la parole qui est aussi le premier principe de la pensée, et l’historien, dans la suite des révolutions et des empires, reconnaît la même sagesse toute-puissante qui brille dans l’architecture des cieux, et d’où émanent tout ordre, toute existence, toute vie, toute harmonie, toute beauté.


EMILE SAISSET.