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avec lequel ils communiquent. Nous nous imaginions les connaître parce que nous nommions chacune des particularités extérieures qui les distinguaient, et voilà que par derrière l’homme que nous connaissions nous en apercevons un second, et par derrière celui-là un autre encore. Il en est de même des œuvres créées par les grands artistes ; elles appartiennent à une époque et à un pays particuliers, mais les hommes de tous les temps et, de tous les lieux viendront converser avec elles sans épuiser jamais leur signification. Elles changeront d’âge en âge et se révéleront toujours sous de nouveaux aspects. Le signe auquel on reconnaît les grandes œuvres, c’est l’union de la vie morale la plus abondante avec l’individualité la plus précise.

En quoi consiste donc cet élément idéal que nous apercevons dans les œuvres d’art, puisque l’exemple du cheval de Phidias nous montre que l’artiste, quelque grand qu’il soit, ne fait pas autre chose que reproduire et interpréter la nature ? Cet idéal consiste dans le sentiment qui anime l’artiste, et ce sentiment, c’est la sympathie. La chose qu’il crée n’est pas idéale parce qu’elle est au-dessus de la nature, elle est idéale parce qu’il a aimé son modèle vivant, et que son amour a doublé la beauté qui lui était propre. C’est parce qu’il aime que l’artiste comprend les secrets du monde ; éclairé par le génie de la sympathie, il devine ce qu’il ne voit pas et pénètre les intimes opérations de la nature ; il perce les surfaces et va saisir amoureusement les âmes cachées. Ivre de cette beauté invisible que les hommes n’aperçoivent pas et que lui seul a pu surprendre, il la raconte ou la traduit avec enthousiasme, et aussitôt il se fait une lumière divine qui éclaire la place où il a passé. Alors toutes les âmes en qui dormaient les forces de sympathie que l’amour y a déposées à leur naissance, qui se cherchaient comme en rêve, s’appelaient par des paroles languissantes et s’efforçaient vainement de se nommer, éveillées par cette voix puissante, reconnaissent le langage qu’elles avaient inutilement cherché et accourent à son appel. Ainsi l’amour est l’âme même de l’art, et plus cet amour est fort, plus l’artiste est grand ; plus il est étendu, plus l’artiste est universel. Si sa sympathie ne le porte que vers un certain ordre de choses, il ne sera jamais qu’un artiste inférieur ; si elle ne dure qu’un instant, on dira de lui : « Il fut artiste un tel jour, » car c’est en vain qu’il s’efforcera de comprendre les choses qu’il n’aime pas ou celles qu’il n’aime plus. Voilà quel est l’idéal dans les arts ; ce n’est pas une conception abstraite du cerveau, c’est un sentiment de l’être tout entier, une sorte de frémissement sacré qui se communique de l’âme qui le ressent à l’objet qui le cause. Ainsi, quoique l’artiste ne fasse autre chose qu’interpréter la nature, on peut dire justement