Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/949

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

foule devient plus manifeste ! A droite, à gauche, de tous côtés, la voilà qui déborde ; derrière les groupes du tableau j’en vois d’autres accourir et puis d’autres encore, à pied, à cheval, par de rudes chemins, à travers les ravins, les forêts, les montagnes. Tel est le spectacle qu’avaient combiné les deux peintres. C’en est fait, on ne le verra plus. Ce qu’ils avaient uni est maintenant divisé, et à toujours probablement : séparation fatale pour le tableau lui-même, bien plus encore pour les volets, qui par eux seuls n’ont plus de raison d’être.

Aussi le savant directeur de la galerie de Berlin a-t-il voulu leur rendre, au moins en simulacre, leur destination première. Au lieu de les placer séparément comme autant de tableaux, il les a réunis des deux côtés d’un retable construit exprès pour eux. Ainsi groupés, tous ces panneaux se font valoir les uns les autres : d’un coup d’œil on les embrasse tous, on en suit l’enchaînement, on comprend l’action de tous ces personnages, on marche avec ces pèlerins, avec ces cavaliers ; mais le but où ils tendent, le centre du retable, n’est par malheur qu’une copie : œuvre habile cependant et des plus respectables, puisqu’elle à près de trois cents ans. Elle est de la main même de Michel Coxcie, faite, dit-on, par ordre de Philippe II et portée à Madrid, d’où je ne sais quel hasard l’a conduite à Berlin. Son principal mérite est dans cette patine, dans cet aspect d’ancienneté qui ne s’acquiert qu’avec le temps. C’est par là seulement qu’elle est en harmonie avec ces majestueux volets ; mais son caractère de copie, cet indélébile cachet du travail sans inspiration, le temps ne peut pas l’effacer. Ce n’est pas la photographie seule qui semble pétrifier la vie en la reproduisant : les copies de main d’homme en font toutes autant, à des degrés divers, et ne donnent pas en échange ces miracles d’exactitude que la photographie révèle quelquefois. Pour moi, le travail de Michel Coxcie ne ressemble pas plus à l’œuvre de van Eyck qu’un clair de lune aux rayons du soleil. C’est terne, sans vigueur, la touche est hésitante. Aussi l’effet de ce retable, moitié vrai, moitié faux, n’est-il pas complètement heureux : c’est une idée plus ingénieuse que vraiment profitable, même aux volets de van Eyck, car s’ils font pâlir la copie, la copie à son tour, par cette pâleur même, semble les accuser d’un peu trop d’énergie et presque de dureté.

Voilà pourquoi je disais tout à l’heure qu’on ne pouvait, même à Berlin, vraiment connaître les van Eyck : c’est donc à Saint-Bavon, c’est à Gand qu’il vous les faut chercher ; je devrais ajouter à Bruges, et m’arrêter devant cette éclatante Vierge, si riche, si prospère, si Flamande, dont j’ai déjà dit un mot, devant ce vieux van der Poelen, ce chanoine replet, le donateur du tableau, à genoux, en prière au pied du trône de Marie, entre saint George et saint Donat, ses deux patrons, l’un cuirassé de pied en cap, l’autre en habits sacerdotaux.