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soldats, dans les huttes et les tentes, avec cette différence qu’ils y dorment seuls. On donne le nom de block à six compartimens de bois dont chacun est considéré comme suffisant pour servir de cellule à un lieutenant[1]. Dans ces chambres, qui sont toutes au rez-de-chaussée, il y a place pour un lit de fer, une table, une toilette, une commode et deux chaises. Les officiers prennent ensemble leur repas dans une longue hutte, mess-room hut, construite en planches noires et percée de fenêtres tendues de rideaux rouges. L’officier anglais ne vivrait pas sans son toilet-club ; il y a donc un salon, toujours construit en bois, dans lequel on vient confier sa tête à un coiffeur. Il existe aussi dans les deux camps un club-house soutenu par des souscriptions volontaires, où les officiers lisent, causent et jouent au billard. On voit déjà que le cercle des divertissemens est très circonscrit. Quelques jeunes officiers se livrent de temps en temps aux plaisirs de la chasse ; mais leur principal amusement est de ramer sur le canal. Il faut se souvenir qu’Aldershott est situé, comme Sandhurst, à trente milles de Londres, dans une lande sauvage. On a compté sur cet isolement pour attacher les officiers à leurs devoirs. C’est ici surtout qu’on peut étudier les rapports des différens chefs avec les privates[2]. En Angleterre, il y a plus de distance entre les rangs et une séparation plus marquée entre les officiers et les soldats que dans l’armée française. On peut même dire qu’il y a deux sangs dans l’armée anglaise. Ce serait pourtant une erreur que de prendre à la lettre ce terme d’aristocratie dont on se sert trop souvent en parlant du corps des officiers anglais. À l’exception de quelques armes privilégiées, ces officiers appartiennent en général à la couche supérieure de la classe moyenne. Ce sont des fils de clergymen, de négocians, d’industriels, de grands agriculteurs, d’hommes voués aux professions libérales. L’aristocratie n’est donc point dans les personnes, elle réside dans la constitution de l’armée, qui élève une forte barrière entre les commissioned et les non-commissioned officers.

Cette limite s’appuie avant tout sur l’éducation et la fortune. Il suffit d’avoir assisté dans une caserne à la splendide mess des officiers anglais pour comprendre que les sous-officiers, non-commissioned officers, regardent la promotion aux grades supérieurs non-seulement avec indifférence, mais encore avec un sentiment de crainte. À cette table, tout est d’un grand style. Je défierais le duc de Norfolk et le baron de Rothschild d’étaler sur leur nappe un plus grand luxe de cristal, de porcelaine et de vaisselle plate, que celui qu’on rencontre dans la salle à manger, mess-room, de certains

  1. Les capitaines ont droit à deux de ces compartimens. Les officiers supérieurs occupent tout le block.
  2. Nom que l’on donne aux soldats sans grade.