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femme du sergent Anton[1], traversait un pont qui venait d’être réparé à la hâte sur l’Adour. Elle poussait devant elle un petit âne, chargé de bagages qui appartenaient à une autre femme du régiment. D’abord tout allait assez bien ; mais, arrivé vers l’autre extrémité du pont, l’animal têtu s’arrêta tout court. Cependant un régiment anglais s’avançait, le passage allait être obstrué, et la pauvre femme ne savait que faire. L’idée lui vint d’enlever les bagages du dos de la bête et de se frayer elle-même un chemin, abandonnant l’âne à la grâce de Dieu, lorsqu’un grenadier du régiment qui allait défiler par la tête du pont, jetant les yeux sur une corne vide, mais polie et chargée de signes maçonniques, qui pendait par un fil aux épaules de la femme, s’écria : « Pauvre créature, je ne vous laisserai point dans l’embarras à cause de ce que vous portez à votre côté. » En même temps, passant son fusil à un camarade, il saisit l’âne, et d’un bras vigoureux l’entraîna au bout du pont. Une autre femme de sergent ne fut pas aussi heureuse. Elle avait essayé avec quelques régimens de traverser à gué une rivière. Montée sur un âne, elle tenait un enfant dans ses bras et luttait bravement contre les vagues, de plus en plus profondes. Un soubresaut de l’animal fit tomber le pauvre enfant dans l’eau. La mère, folle de douleur, poussa un cri, et se laissa glisser dans la rivière pour ressaisir le fruit de ses entrailles. L’un et l’autre ne tardèrent point à être entraînés par le courant en présence du mari, qui plongea sous l’eau dans l’espoir de les retirer ; mais la mère et l’enfant s’étaient éloignés pour toujours, et le soldat lui-même ne fut sauvé qu’à grand’peine par ses camarades. Les régimens anglais conservent le souvenir de nombreux épisodes de ce genre, qui donnent une idée du monde de dangers et de misères dans lequel se hasardent les femmes des soldats en épousant la destinée errante des armées.

On a vu l’éducation militaire du soldat anglais se commencer dans les casernes ; veut-on savoir maintenant comment elle se complète, c’est au camp d’Aldershott qu’il faut se transporter. On rencontre là une image assez fidèle d’une armée anglaise en campagne.


III

La première fois que je visitai le camp d’Aldershott, c’était par une sombre et tempétueuse journée de décembre. Le cheval de vapeur

  1. Le sergent Anton s’était engagé comme simple soldat. Il s’embarqua en 1813 pour l’Espagne et joignit la sixième division de l’armée de Wellington, qui manœuvrait contre le maréchal Soult sur le versant des Pyrénées. Au mois d’octobre, par un automne dur et pluvieux, il vécut plusieurs semaines avec sa femme sous l’abri d’un rocher, où il avait construit une hutte à la manière de Robinson Crusoë. Il revint en Angleterre après avoir assisté à la bataille de Waterloo.