Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/908

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourrais aspirer aussi haut que le grade de caporal et même de sergent, » s’écriait-il en regardant avec des yeux d’envie un gigantesque sous-officier anglais qui passait alors dans la rue et nous couvrait tous les deux de sa majestueuse stature.

À leur début dans la vie de soldat, les enrôlés volontaires venus de différentes provinces, et qui n’ont guère entre eux d’autre lien que celui de la mauvaise fortune, présentent, il faut bien le dire, un ensemble peu flatteur pour la Grande-Bretagne. Je me suis souvent attardé à la descente des chemins de fer pour voir-sortir des wagons le petit troupeau de recrues que les sergens-majors ramenaient le soir de leurs tournées. Ces sous-officiers, malgré leur aplomb, me semblaient généralement un peu confus de l’état déguenillé et de la triste mine de leurs hommes. Si j’insiste sur ce caractère du recrue, c’est que la plupart des lois d’exception qui régissent l’armée anglaise en dérivent. Le moyen de faire un meilleur choix et de recruter le soldat dans toutes les classes de la société serait de démocratiser l’armée en renversant les barrières qui s’élèvent entre les grades inférieurs et les grades supérieurs. Cette limite n’est pourtant pas infranchissable, et c’est une erreur de dire qu’en Angleterre la loi s’oppose à ce que le soldat devienne officier. Il y a deux ordres de commissions, les unes qui s’achètent[1], les autres qui peuvent être concédées gratuitement par la reine. Ne trouvant pas cette barrière dans la loi, il faut la chercher là où elle existe véritablement, c’est-à-dire dans les mœurs, les habitudes et les dispositions militaires. Durant la guerre de Crimée, au moment où la situation des soldats excitait le plus vif intérêt, l’autorité donna des commissions à des sergens et à des caporaux dont la conduite avait été admirée par les officiers sur les champs de bataille. La plupart de ces commissions furent refusées, et le très petit nombre de ceux qui les acceptèrent eurent plus tard à s’en repentir. Le sergent sorti des rangs se trouve en quelque sorte transporté dans une autre sphère, au milieu de gentlemen dont la naissance, l’éducation, les goûts, la fortune et la conversation le condamnent à un état d’isolement. Quand bien même les autres officiers du régiment seraient assez généreux pour ne point le tenir à l’écart, il sent par la nature même des choses le vide se faire autour de lui, et un genre d’infériorité pèse comme un remords sur ses relations journalières. On comprend donc que dans ces conditions le gros bon sens du sous-officier préfère son humble grade à un avancement qui le déclasse. Ainsi envisagé, l’abîme.qui sépare l’armée en deux catégories, dont

  1. C’était autrefois l’habitude dans les deux plus anciens régimens, les gentlemen pensioners et les yeomen of the guards, de vendre les grades, comme alors on vendait les charges. De là sans doute l’origine de l’achat des commissions dans l’armée, purchase.