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son armée. La classe moyenne fournit très peu de soldats[1]. Presque tous les jeunes recrues appartiennent aux rangs inférieurs de la société. Passe encore pour leur humble origine ; mais l’expérience a démontré que plusieurs d’entre eux portaient dans leurs habitudes la flétrissure morale des vices qu’engendre trop souvent la misère, malesuada fames. L’inconvénient ne serait pas grand si, comme le pensait le duc de Wellington, « les plus mauvais sujets font les meilleurs soldats. » Cet avis n’est pourtant point partagé de nos jours par les économistes, les hommes d’état et les généraux éclairés. Il serait injuste de dire que le gouvernement anglais veut une armée ignorante ; il suffit, pour démentir cette calomnie, de regarder les immenses efforts qui ont été faits dans ces derniers temps pour répandre l’instruction au sein des classes pauvres et malheureuses d’où sortent les soldats. Ces efforts ont été couronnés d’un succès réel, et l’on peut dire que le niveau moral de l’armée s’est élevé, depuis quelques années, avec celui de la nation. Il y a néanmoins dans la force des choses certains obstacles qu’on ne surmonte point aisément et dans les ténèbres mêmes de la population un instinct de résistance fatale qui s’oppose à la diffusion des lumières. Ce fait n’est que trop constaté par les statistiques[2].

Les trois anciens états réunis maintenant sous le nom de royaume-uni, l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande, fournissent leur contingent à l’armée. L’île-sœur (c’est le nom que donnent les Anglais à la verte Erin), étant la terre classique de la misère, est en même temps, comme on devait s’y attendre, une pépinière de soldats. L’Ecosse se montre aussi, mais pour d’autres causes, un dépôt de recrues toujours prêts, surtout en temps de guerre. Cette disposition militaire tient à la race, aux influences géographiques et à l’histoire du pays. Là, le régime féodal se conserva, sous des formes plus ou moins modifiées, bien au-delà des événemens qui avaient amené la ruine de ce système dans les autres districts de la Grande-Bretagne. Le caractère physique de la contrée, traversée par des chaînes de montagnes

  1. Durant la guerre de Crimée, les journaux reprochèrent aux jeunes gens de boutique de ne point se ranger sous l’étendard militant de la Grande-Bretagne. La réponse de ces derniers fut significative : « Le patriotisme, écrivirent-ils, est une belle chose ; mais tant que vous ne nous aurez point assuré la perspective de nous élever aux grades supérieurs par notre bonne conduite, nous n’aurons aucun désir de rechercher la compagnie de cette classe d’hommes que nous voyons suivre les sergens recruteurs dans les rues de Londres. » Voici du reste ce que nous apprend à cet égard la statistique : sur 133 soldats, 82 sortent des ouvriers de la terre, 41 de la classe des artisans, 10 de la catégorie des boutiquiers, commis, et des professions libérales.
  2. Il y a un an, on trouva que sur 35,000 soldats appartenant à des régimens de la ligne, 2,000 seulement savaient bien lire, bien écrire, et possédaient des notions assez étendues d’arithmétique, 20,000 étaient tout à fait incapables de lire et d’écrire, 13,000 savaient lire, mais ne pouvaient point former les lettres.