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son grand-livre, à se faire illusion sur le résultat de ses travaux et sur l’état de sa fortune, de telle façon qu’il s’endettait toujours en se croyant toujours aussi à la veille de payer ses dettes. Le métier de fermier était d’ailleurs particulièrement difficile dans le moment où il l’entreprit. Par suite de la rupture des rapports commerciaux entre les États-Unis et l’Angleterre, les produits américains ne trouvaient plus de débouché ; les cultivateurs les plus habiles et les plus assidus perdaient leur argent et leurs peines. Comment Jefferson aurait-il réussi, lui qui n’avait qu’un talent d’amateur, et dont l’esprit était occupé de tant d’autres objets : la politique, ses lectures, ses correspondans, sa famille, ses visiteurs ?

Le public acquiert aux États-Unis, sur ceux auxquels il lui a plu d’accorder ses plus hautes faveurs, un véritable droit de propriété, droit imprescriptible, et que la retraite elle-même ne saurait éteindre. Un chef politique tant soit peu renommé n’échappe en Amérique à l’état d’instrument populaire que pour passer à l’état de curiosité nationale, que le premier venu se croit autorisé à visiter et à montrer. Jefferson fut, de tous les présidens, celui qui eut le premier et le plus à souffrir de cette impertinente prétention. De tous les points de l’Union, les touristes affluaient chez lui, transformant parfois Monticello en un véritable caravansérail. Les uns étaient munis de lettres d’introduction, et ils comptaient trouver le dîner et le gîte ; d’autres ne se recommandaient que de leur admiration pour mettre leurs chevaux à l’écurie et s’installer de leur personne dans le salon. Le plus grand nombre se bornait à errer dans le jardin et dans la maison, cherchant une occasion de se trouver sur le passage de Jefferson. L’occasion se faisait-elle trop attendre, les impatiens, honteux entr’ouvraient doucement la porte de son cabinet pour jeter sur sa personne un regard furtif ; les effrontés enfonçaient un carreau de la fenêtre pour le dévisager plus à leur aise. Jefferson était d’humeur facile, et il supportait en général ces brutales invasions avec une parfaite dignité. Cependant il ne pouvait toujours dissimuler l’expression de son déplaisir. Un soir qu’il était assis avec les siens sur son perron, deux cabriolets s’arrêtèrent devant la porte ; un homme en descendit, alla droit à Jefferson, et lui déclara sans plus de façons qu’il venait réclamer pour lui-même et pour ses amis le privilège qu’avait tout citoyen américain de présenter ses hommages au président et de visiter sa demeure. Le confiant inconnu s’attendait à être invité à passer la nuit ; il n’obtint pour toute réponse que ces paroles : « J’ignorais, monsieur, l’existence, du privilège auquel vous faites allusion, » et il dut se retirer sans avoir pu prolonger l’entretien. La leçon était assurément bien légitime, et elle nous est racontée par un témoin digne de foi. Un