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côté penser trop de mal des gouvernemens, de l’autre on doit éviter de penser trop de mal des hommes, ce qui est beaucoup plus grave ; car si les gouvernemens sont mauvais, on peut aviser à en faire d’autres ; si ce sont les hommes, il n’y a plus de remède. Qu’est-ce en effet que les gouvernemens sinon des hommes qui en gouvernent d’autres ? Il est convenu qu’on doit faire grand cas de la logique de Hobbes. Je ne demande pas mieux que de l’admirer ; si cependant le fond de l’humanité est un état de guerre de tous contre tous, si l’homme est un loup pour son semblable, la création du pouvoir politique n’y changera rien : seulement quelques loups seront mieux armés que d’autres. Dans la guerre perpétuelle, certains combattans seront investis à demeure du droit du plus fort. Puis, quand la multitude sera devenue une personne, et qu’à ce titre elle s’appellera l’état, ce sera bien en effet un Léviathan, c’est-à-dire un corps monstrueux et redoutable, car d’où lui viendrait alors l’idée de la justice si elle ne l’avait déjà ? Et si elle a d’ailleurs l’idée de la justice, l’humanité n’est pas faite comme on l’a dit. Nous n’avons garde d’imputer le pur hobbisme à l’auteur d’un livre où respire la haine du pouvoir absolu. Ce n’est pas M. Dupont-White qui irait offrir sa doctrine, comme une arme à toutes fins, soit à Cromwell, soit à Charles II, indifférent sur le despote, pourvu qu’il ait le despotisme. Il se défend de porter contre l’humanité une sentence dégradante, et nous lui donnons acte de sa protestation ; mais s’il ne parle pas comme Hobbes de la grande société, je crains bien qu’il ne soit aussi sévère pour la petite. S’il ne croit pas à l’état de guerre général, il croit à la guerre locale. Quand les hommes se rapprochent, ils sont des loups ; la distance seule en fait des anges. L’égoïsme règne dans le cercle étroit des choses particulières et présentes ; la conscience se relève sur le terrain de la puissance publique, et c’est ainsi que l’homme, très capable de la liberté politique, ne l’est pas de la liberté civile. Celle-ci n’est que l’égoïsme qui n’a pas de bannière, pas d’idéal au vent, manière agréable de désigner l’égoïsme sans le bien public et sans le gouvernement.

Je crains fort que ces principes, provoqués évidemment par l’ouvrage de M. Jules Simon sur la Liberté, et tendant à condamner l’administration des localités par elles-mêmes sous le nom de liberté civile, ne soient également incompatibles avec ce qui mérite aussi bien ce nom, je veux dire la liberté individuelle dans la vie privée. On ne voit plus comment on pourrait, ainsi qu’on l’avait pensé jusqu’ici, maintenir l’ordre dans la vie civile par la seule répression : si tout a besoin d’être gouverné, la tutelle de l’individu doit être éternelle ; si toute liberté se réduit, comme je l’entends dire, à n’obéir qu’à des lois qu’on a faites, outre que la masse de la société