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elles se disputent l’empire. L’église grecque, supérieure en culture à l’église latine jusqu’au Xe ou XIe siècle[1], lui devient très vite inférieure comme force morale : l’islamisme l’écrase ; les Slaves, qu’elle s’est affiliés, se réveillent tard ; le latinisme, au XVIe siècle, prend une immense supériorité. Cette supériorité aboutit, comme toutes les grandes renaissances, à une scission. Le grand réveil chrétien, le protestantisme, se produit dans l’église latine. La force, la profondeur, la liberté du génie germanique éclatent. Ce génie, qui ne s’était assujetti qu’à regret au gouvernement de Rome, réclame ses droits et se crée un christianisme à sa manière, qui, après beaucoup de tâtonnemens, arrive, vers la fin du XVIIIe siècle et au XIXe, à une hauteur religieuse inconnue jusque-là. L’Allemagne à cette époque réalise la plus belle religion qui ait nulle part été professée, et qui s’appelle toujours christianisme. Ainsi à côté des deux vieilles orthodoxies, grecque et latine, qui restent enchaînées dans leurs symboles, se produit une nouvelle forme de christianisme, dont la dernière conséquence, qui est le christianisme libre, ne s’aperçoit que de notre temps. Trois puissances destinées à toujours se combattre sans jamais s’anéantir ni même s’affaiblir, à plus forte raison sans pouvoir se réunir, divisent la chrétienté, et, en la préservant de toute domination exclusive, assurent son avenir, j’ose dire aussi l’avenir de la philosophie et de la liberté.

Cette triple division de la famille chrétienne en effet n’est pas, comme l’arianisme, le pélagianisme, etc., une simple division de sectes : elle correspond à des divisions naturelles, à celles que trace dans le monde civilisé la séparation des races latines, germaniques, gréco-slaves. L’Angleterre tout entière se laisserait séduire à la critique inintelligente du docteur Pusey, qu’elle ne se réconcilierait pas avec le pape. Les théologiens grecs et latins s’entendraient sur filioque, que Rome pour cela ne régnerait pas à Moscou. L’inutilité des efforts que ces trois églises ont faits pour s’absorber est désormais démontrée. Au moyen âge, l’église latine pèse sur l’église grecque et sur les petites églises orientales, qu’on peut considérer comme des annexes de l’église grecque, du poids de sa supériorité militaire ; depuis le XVIe siècle, elle pèse encore sur elles du poids de sa diplomatie et de toute l’importance que lui donne parmi les Slaves la possession exclusive de la Pologne. Elle en détache des branches entières, Armemens unis, Maronites, Grecs unis. Les

  1. La première moitié du moyen âge latin n’a pas un homme d’une aussi vaste lecture ni d’une aussi belle instruction que Photius. Au XIIe et au XIIIe siècle, l’Occident est supérieur ; aucun Byzantin n’égale Abélard et Roger Bacon. Cependant au XIVe et au XVe siècle les Grecs sont encore nos maîtres ; c’est à eux en grande partie qu’on doit la renaissance italienne. Pléthon et Manuel Paléologue étaient après tout les premiers hommes de leur temps pour la culture de l’esprit.