Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/763

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Séville de Rossini, avec des partenaires qui lui répondaient en allemand ! Cela s’est vu et entendu dans la capitale de la Prusse, le centre intellectuel de l’Allemagne, où fut représenté, il y a trente-neuf ans, le Freyschütz, cette immortelle protestation du génie national contre la domination exclusive de l’art étranger.

La conclusion à tirer de ces faits singuliers, c’est qu’ils semblent l’indice d’un vaste remuement des esprits et des intérêts, l’indice d’une confusion ou d’une fusion, comme on voudra, des propriétés originelles des choses, des langues et des styles. On dirait que l’art des nuances, expression savante et délicate des variétés de la nature, qui s’est formé lentement sous la tutelle des minorités aristocratiques, tend à disparaître pour faire place à je ne sais quel goût cosmopolite, à un panthéisme de la pensée, à un partage universel dépourvu d’accent et de distinction, instrument émancipateur de la démocratie et, comme tel, apprécié du philosophe et de l’homme d’état. Mais le poète, mais l’artiste et le critique qui se complaisent dans les nuances infinies de l’âme, dans les manifestations diverses de l’imagination, peuvent-ils voir sans tristesse cette altération de plus en plus grande des propriétés originelles des peuples, des genres et des génies, pour je ne sais quel pathos démocratique qui va se formant sous la pression des majorités triomphantes ? Si c’est là le bel avenir que nous promettent les discours officiels où Aristote a été traité d’imbécile, je demande qu’on me reconduise aux carrières, et qu’on me condamne à cet art factice des minorités blasées dont se contentaient le siècle de Louis XIV, celui de Gluck et de Mozart.


P. SCUDO.


Un Dernier Mot sur l’Emancipation des Serfs en Russie, par M. N. Tourguenef ; 1 vol., Paris, Franck.

La grave question de l’émancipation des serfs occupe depuis quelque temps tous les esprits en Russie. Une vie tout entière consacrée à cette cause autorisait M. N. Tourguenef, l’auteur de la Russie et les Russes, à présenter un plan pour l’exécution de cette grande réforme sociale. Tout le monde est d’accord sur l’urgence et la nécessité de l’émancipation ; s’il y a des opinions dissidentes, elles ont honte de se formuler ouvertement, et l’esprit d’opposition s’est réfugié dans l’examen des nombreuses questions de détail que soulève l’application du projet que l’empereur Alexandre II a pris noblement sous son patronage. Indépendamment des difficultés que soulève l’opposition indirecte d’une partie de la noblesse russe, il en est de très sérieuses dont les partisans les plus chaleureux de l’émancipation cherchent la solution, jusqu’ici sans trop de succès.

La publication de M. Tourguenef expose avec une grande lucidité les élémens de ce difficile problème : résumant tout ce qui a été écrit sur ce sujet, l’auteur montre qu’il reste deux systèmes d’émancipation en présence, l’un qu’il nomme le système de la grande concession, l’autre le système de la petite concession. Expliquons ces termes : en émancipant le paysan russe, il faut de toute nécessité lui donner en propriété une partie de la terre. Le