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fait que passer les armes à la main, comme c’est le cas en Syrie, l’Europe se croie en droit d’intervenir pour combler le vide que laisse leur impuissance actuelle ; mais dans les pays qu’ils occupent réellement, dans les provinces de l’Asie-Mineure et de l’Europe où ils sont encore en nombre ou ils sont encore capables de maintenir leur prépondérance pendant de longues années, à moins que les intrigues secrètes de leurs voisins ne rendent leur gouvernement impossible, provoquer leur ruine et leur expropriation, c’est provoquer l’iniquité la plus manifeste. Solliciter l’expulsion des Turcs au nom de la civilisation, c’est faire à la civilisation elle-même l’injure la plus cruelle, car le plus grand honneur de la civilisation, c’est de protéger les faibles et d’assurer leurs droits contre les forts. A-t-on d’ailleurs quelque motif raisonnable d’espérer qu’après l’expulsion des Turcs sortirait des races, qu’ils dominent aujourd’hui quelque semblant de civilisation supérieure et ; surtout d’indépendance nationale ? Bien au contraire, l’Osmanli est seul capable de maintenir encore dans les parties de son empire qu’il habite une apparence d’ordre public. Cela est douloureux à dire, mais cela n’est malheureusement que trop vrai, les races qu’il a assujetties sont atteintes au même degré que lui des vices qui l’ont réduit à l’état où nous le voyons aujourd’hui. Il conserve cependant des qualités qu’on ne trouve pas chez elles. Quel est le voyageur qui est revenu de l’Orient sans attribuer au Turc l’avantage en matière de probité et de loyauté individuelles ? Qui lui conteste la supériorité militaire et une autre vertu qu’il est peut-être seul à posséder dans l’empire, la vertu de l’obéissance ? Laissez disparaître le Turc, et, comme le disait en 1853 lord John Russell à la chambre des communes, vous êtes sûrs de le voir remplacé par la plus épouvantable anarchie, par une anarchie qui ne trouvera sa fin que dans la conquête étrangère. Or provoquer la ruine du sultan pour ajouter une province aux états du roi Othon, pour donner la Servie la Bosnie, l’Albanie et je ne sais quelles autres parties de territoire encore à l’Autriche, pour établir l’Angleterre en Égypte et pour faire régner la Russie à Constantinople, c’est travailler inconsidérément contre les intérêts de la France et pour l’avantage de ses rivaux, sinon même de ses ennemis. Je défie cependant que l’on me montre aucun autre dénoûment probable à la catastrophe qui produirait un effondrement subit de l’empire ottoman.

Et puisque je suis sur ce terrain, je voudrais bien dire encore ce que je pense d’une illusion avec laquelle je vois qu’on mène chez nous l’esprit public. Sous couleur de chevalerie, on entraîne trop facilement notre amour-propre abusé à croire qu’en notre position de peuple qui se dit avec assez peu de modestie à la tête de la civilisation, comme aussi en notre qualité de protecteurs des chrétiens