Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/635

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant l’atteinte portée aux traités mêmes que la chance de créer un précédent dont les convoitises qui guettent impatiemment l’héritage des Turcs pourraient se faire une arme redoutable contre la paix du monde. C’est là que gît la difficulté réelle ; mais dans le compte qu’il en faut tenir, la question à se poser est celle-ci : les inconvéniens que présente cette solution ne sont-ils pas moindres que ceux qui résulteraient du statu quo, ou de l’intronisation d’Ab-el-Kader, ou de la réunion administrative de la Syrie à l’Égypte, ou enfin de toutes les autres hypothèses qu’on a mises en avant ? Or je crois avoir démontré qu’il n’en est pas une seule qui offre quelque garantie contre le retour d’événemens pareils à ceux dont l’Europe vient d’être si profondément troublée. Qu’en arriverait-il une autre fois lorsqu’on aurait donné le temps de mûrir à toutes les intrigues qui conspirent la destruction de l’empiré ottoman, et qui sont certainement beaucoup plus réelles et plus dangereuses que les complots dont on accuse les Turcs, qui n’en peuvent mais, car leur véritable crime, c’est leur faiblesse ?

Si l’on pouvait obtenir du sultan qu’il renonçât à la Syrie, comme on a obtenu de lui qu’il sollicitât l’appui des troupes françaises (car c’est ainsi que la chose est consignée dans les derniers protocoles), la plus grosse part de la difficulté serait levée, et il ne resterait plus qu’à s’entendre sur les moyens d’exécution ; mais il est au moins douteux que les conseils de l’Europe soient assez éloquens pour inspirer à la Porte un désintéressement aussi généreux. Faudrait-il donc alors passer outre ? En le faisant, commettrait-on une iniquité absolue ? Les droits du sultan sur la Syrie sont, je le répète encore, entièrement réguliers au point de vue de la jurisprudence internationale ; n’est-il rien cependant qu’on puisse faire valoir à leur encontre ? Lorsqu’il y a vingt ans l’Europe coalisée arracha la Syrie à l’oppression du vice-roi d’Égypte pour la donner au sultan, était-ce seulement un cadeau à titre gracieux que l’Europe entendait lui faire en courant elle-même pour cet acte de libéralité les chances d’une guerre générale ? Y a-t-il mauvaise foi à prétendre en 1860 que ce qui se passa en 1840 fut un marché à titre onéreux pour les parties contractantes i les unes s’étant imposé des frais et des risques considérables, l’autre ayant pris l’engagement moral de bien gouverner le pays en retour de ces frais et de ces risques dont l’Europe seule a supporté tout le poids ? Après vingt ans de désordres et d’anarchie, après vingt ans d’un gouvernement incapable et qui vient d’aboutir à un interrègne de pillages et de massacres tolérés peut-être par la complicité de quelques fonctionnaires turcs, encouragés à coup sûr par la faiblesse et par l’impuissance de tous les représentans de la Porte en Syrie, l’Europe n’est-elle pas en droit