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sur les opérations les plus intéressantes. On regagna ensuite la maison, où le déjeuner fut immédiatement servi. Le repas était modeste, conformément à l’austérité républicaine, qui était à l’ordre du jour, et, ce qu’on ne pourrait trouver malséant en un temps de disette, le pain était passablement bis. Couthon, s’en étant aperçu, donna à voix basse un ordre à son officieux. Celui-ci sortit et rapporta bientôt une petite corbeille qu’il venait de retirer de la caisse de la voiture : elle contenait, soigneusement enveloppés dans une serviette, quelques petits pains à la croûte dorée, blancs à l’intérieur comme du coton. Ces produits sentaient un peu l’aristocratie, et n’auraient pas trouvé grâce aux yeux de quelques partisans intraitables du brouet noir ; mais le civisme du représentant était au-dessus du soupçon, et son état continuel de souffrance eût pu justifier cette petite délicatesse. C’était d’ailleurs un autre motif qui l’avait probablement engagé à se prémunir à tout événement. Il devait, en venant à Jouy, s’attendre à une invitation, et, pendant ces temps de disette, l’usage s’était répandu d’apporter son pain quand on était invité à dîner. Couthon offrit obligeamment et sans le moindre embarras ses petits pains aux convives. Le repas ne fut troublé par aucun fâcheux incident. La conversation s’engagea sur l’industrie des toiles peintes. On parla ensuite des prodiges d’héroïsme accomplis par les armées de la république dans la lutte que la France soutenait victorieusement contre l’Europe ; mais la politique intérieure ne fut pas même effleurée. Les visiteurs, comprenant d’instinct qu’ils n’étaient pas en accord de sentimens avec leurs hôtes, eurent le bon goût de ne pas dire un mot qui pût les froisser. Il y eut même une chose dont on ne s’aperçut qu’après coup, lorsque les membres de la famille purent mettre en commun leurs impressions et préciser leurs souvenirs : de part et d’autre, on s’en tint au langage de la vieille politesse, et il ne vint à personne l’idée d’employer le tutoiement civique. Après le repas, la conversation se prolongea au salon pendant un quart d’heure, et Couthon donna le signal du départ en remerciant les maîtres de la maison de leur bienveillante hospitalité.

À la suite du 9 thermidor, le village rentra dans sa vie de paix et de travail. La manufacture y avait entretenu une aisance relative. Pendant les quatre années que dura la crise commerciale, Oberkampf, qui voyait dans ses ouvriers, non pas seulement des instrumens de fortune, mais bien des coopérateurs envers lesquels il avait des devoirs à remplir, resta obstinément à l’œuvre, luttant contre les difficultés de la situation, et cela au prix des plus grands sacrifices. La dépréciation des assignats peut donner une idée de la perturbation des affaires. Ils s’étaient soutenus au pair pendant quelques mois lors de la première émission en 1790 ; puis la débâcle avait commencé