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tée, un homme de haute taille en sortit lestement, et présenta la main, avec une respectueuse galanterie, à une jeune femme d’une mise élégante et d’une éclatante beauté. Pendant ce temps, un domestique avait mis pied à terre. Entrant presque dans la voiture, il en retira avec toute sorte de précautions un troisième personnage qu’il porta dans ses bras jusqu’au salon, où il l’installa commodément sur une ottomane. Les visiteurs furent d’abord reçus par Mme Oberkampf, et bientôt après par le chef de l’établissement, qui vint accompagné de son neveu, Samuel Widmer, et des principaux employés. Malgré cet accueil empressé, un observateur eût facilement démêlé une impression générale de gêne et d’inquiétude en présence de ces hôtes inattendus. On n’en sera point surpris quand on saura que l’homme assis sur l’ottomane n’était autre que George Couthon, l’un des trois hommes dont l’influence dominait au sein du comité de salut public. Le vertueux, le sensible Couthon, ainsi que se plaisaient à l’appeler ses amis Robespierre et Saint-Just, n’avait pas plus qu’eux reculé devant les mesures désespérées. Il avait sa part de solidarité dans cette abominable loi des suspects, qui avait fait pulluler la vile engeance des délateurs, et qui couvrait la France d’échafauds.

N’eût été sa terrible notoriété politique, l’aspect de l’homme n’avait rien d’effrayant. Assis, il paraissait de taille moyenne ; mais le buste seul était vivant, les jambes pendaient inertes, frappées d’une paralysie complète. Ses traits étaient réguliers, et sa pâle figure, empreinte d’un grand calme, ne manquait ni de charme ni même de dignité. On sait que les jacobins, ou du moins les principaux d’entre eux, avaient soigneusement conservé des habitudes de décence extérieure qui formaient un frappant contraste avec le débraillé cynique de vêtemens, de langage et d’allures, affecté dans d’autres groupes de montagnards. Couthon portait la coiffure de l’ancien régime, la poudre et les ailes de pigeon, et tout dans sa mise était d’une correction qui allait jusqu’à la recherche. Ses manières étaient en harmonie avec son costume, très froides et très polies.

Tel était le personnage qui venait visiter la manufacture en compagnie du citoyen Châteauneuf Randon, l’un des émissaires du comité de sûreté générale dans les départemens, et d’une jeune et belle personne que ses opinions exaltées avaient mise en relations avec les hommes du jour. Après un court entretien, Oberkampf annonça aux visiteurs que son neveu Samuel Widmer aurait l’honneur de les accompagner dans les salles du nouvel établissement, dont l’installation venait d’être terminée. Sur un signe de son oncle, le jeune commandant de la garde nationale de Jouy prit dans ses bras ce paralytique qui était une puissance, et, comme une nourrice ferait d’un marmot, le promena d’atelier en atelier, en appelant son attention