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ces tristes armes contre la colonie naissante. On était même parvenu à alarmer les susceptibilités religieuses du curé de Jouy, qui avait tout d’abord toléré ces étrangers nourris dans une communion dissidente. De son côté, le seigneur de Jouy, M. le marquis de Beuvron, n’avait pas vu d’un bon œil la création d’une manufacture qui allait apporter le bruit et le mouvement de l’industrie dans cette vallée, dont les paisibles horizons formaient un cadre si harmonieux au château trônant sur la colline. Il faut pourtant rendre justice à ce gentilhomme ; lorsqu’il vit l’étranger opposer aux difficultés une indomptable énergie, sans se départir, au milieu de la lutte, de son imperturbable sérénité, ses dispositions se modifièrent sensiblement. L’aversion faisant place à la sympathie, il suivit avec intérêt les progrès de la manufacture. Il advint aussi que par suite de l’extension de l’établissement M. de Beuvron fit au fabricant des ventes considérables de terrains, et comme l’acquéreur, tout en se montrant fort large sur le prix, ne lésina jamais au sujet des épingles que la galanterie du marquis réservait dans les contrats à la marquise, M. de Beuvron n’eut plus que de l’amitié pour un voisin dont les solides qualités étaient encore relevées par tant de savoir-vivre.

La source de travail ouverte par Oberkampf grossit d’année en année, et répandit l’aisance jusque dans les villages environnans. Autour de la manufacture, les habitations semblèrent surgir du sol. Les terres marécageuses furent desséchées et livrées à la culture ; la population tripla. M. de Beuvron fut pris d’une admiration sincère pour l’homme qui avait accompli cette métamorphose, et il porta l’expression de son enthousiasme jusqu’à la cour de Versailles, sans toutefois réussir à vaincre l’indifférence dédaigneuse de Louis XV, comme on en jugera par l’anecdote suivante. Oberkampf aimait les chevaux, et ce goût était partagé par ses trois compagnons. Jusqu’à l’époque de son mariage, sa maison resta établie sur un pied fort modeste ; toutefois l’écurie renfermait quatre ou cinq beaux chevaux de selle. Un jour qu’Oberkampf était allé faire un temps de galop avec l’un de ses contre-maîtres, le son des trompes et les aboiemens d’une meute firent tout à coup dresser l’oreille à leurs chevaux, La voix de la fanfare se rapprocha, et bientôt ils virent passer devant eux, comme un tourbillon, une troupe brillante de seigneurs et de valets : c’était la chasse royale. Excités par ce mouvement, cet éclat et ce bruit, ils laissèrent, sans songer à mal, leurs chevaux suivre le cortège ; mais, quoiqu’ils se tinssent à une distance respectueuse, le roi les aperçut et demanda quels étaient ces cavaliers si bien montés. Dès qu’on lui eut appris que c’était le manufacturier de Jouy, il se contenta de dire sèchement : « M. Oberkampf ferait mieux de rester à sa manufacture que de se mêler à mes chasses. » Ces paroles furent rapportées à Oberkampf. En homme de sens, il ne montra ni