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les moyens de production, et la création d’un vaste établissement avait été décidée. On acheta plusieurs arpens de pré ; à cause de la nature marécageuse du sol, on fut obligé de bâtir sur pilotis, et la première pierre fut posée par Oberkampf le 7 novembre 1764. La construction fut poussée aussi activement que possible, car la progression des inventaires ne permettait pas de retard : les bénéfices, qui en 1763 n’avaient été que de 7 ou 8,000 livres, s’élevaient l’année suivante à un chiffre voisin de 86,000. En 1769, ils dépassaient un demi-million, et si l’on excepte l’époque où la crise révolutionnaire atteignit son maximum d’intensité, la somme annuelle des bénéfices alla toujours en augmentant jusqu’à l’année 1805, où elle atteignit le chiffre de 1,668,000 francs. Il est vrai qu’alors neuf ou dix membres de la famille avaient été successivement intéressés dans la maison.

Pendant la construction des nouveaux bâtimens, on redressa le lit de la rivière dans son parcours à travers la manufacture, et on le revêtit entièrement de planches de chêne recouvertes à l’extérieur d’une imperméable couche d’argile. Les toiles les plus délicates purent ainsi séjourner dans la Bièvre comme dans une vaste baignoire, à l’abri de toute infiltration qui eût pu détériorer l’étoffe ou agir sur les couleurs. L’usine fut construite en deux ans, mais la maison d’habitation ne fut achevée que dans les premiers mois de 1767. Dès lors on vit la fabrication prendre à Jouy un énorme développement. Oberkampf avait compris que l’industrie devait s’attacher à donner satisfaction aux besoins des masses, que là était le succès légitime et certain. Aussi, tout en produisant de magnifiques étoffes où la beauté du dessin, unie aux richesses de la couleur, l’emportait déjà sur les tissus de l’Orient, la manufacture de Jouy jeta dans la consommation d’énormes quantités d’indiennes à bon marché. Ces indiennes étaient connues sous le nom de mignonettes, appellation facilement explicable par le genre du dessin qui était toujours un semis de petites fleurs, dont on variait les couleurs et la disposition suivant le goût particulier à chaque province. Imprimées en bon teint comme tout ce qui sortait des ateliers d’Oberkampf, les mignonnettes conquirent bientôt la faveur populaire, et la marque de Jouy prima sans contestation sur le marché intérieur toutes les marques rivales. Ge résultat était bien l’œuvre personnelle d’Oberkampf, et l’on se tromperait en l’attribuant à la nouveauté même de l’industrie, puisqu’un grand nombre des établissemens créés à l’apparition de l’édit royal de 1759 n’avaient eu qu’une existence éphémère.

Cette époque des premiers progrès eut cependant ses mauvais jours. Petites tracasseries, mauvaises chicanes des voisins, calomnies, plaintes à l’autorité, la malveillance n’avait négligé aucune de