Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/599

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’indulgence de la loi ; la pénalité draconienne de cette époque ferait frémir le prohibitioniste le plus endurci de nos jours. Écoutez l’abbé Morellet : « Au milieu du XVIIIe siècle, on pendait encore un homme en France pour avoir acheté 22 sous à Genève ce qu’il pouvait vendre 3 livres à Grenoble. » Il faut cependant l’avouer, quand les juges étaient bien disposés, si le coupable était digne de quelque intérêt, on se contentait de l’envoyer aux galères. Cette sombre perspective ne décourageait point les fraudeurs. Galériens et pendus trouvaient des successeurs dans une vie remplie de hasards et de périls, mais où se rencontraient parfois de bonnes aubaines. Toujours recrutée, la contrebande occasionnait de continuelles escarmouches aux frontières, et cette petite guerre sans trêve coûtait la vie ou la liberté à un grand nombre de malheureux qui, sans parler des gens du roi tués dans les rencontres, n’étaient certainement pas tous des coquins. Un relevé exact, emprunté aux registres des fermiers-généraux, donnait pendant l’espace de trente ans, à partir de 1726, un total de seize mille hommes, les uns en fuite ou aux galères, les autres pendus ou morts en faisant le coup de feu. Or l’introduction clandestine des toiles peintes, qui composaient une importation aussi considérable que le tabac et le sel réunis, figurait pour une large part dans la lugubre liste.

Un pareil état de choses ne pouvait durer plus longtemps, et le conseil du commerce se résolut à prendre cette affaire en sérieuse considération ; mais alors se produisit, — comme c’est l’usage dès qu’il est question de toucher aux tarifs, — la formidable coalition des intérêts existans. À peine l’éveil fut-il donné dans les centres manufacturiers, que tous les privilégiés combinèrent leurs efforts pour une action commune. Les villes de fabrique se hâtèrent de faire parvenir leurs doléances au gouvernement sous forme de pétitions, et envoyèrent des délégués à Paris pour soutenir ce qu’elles appelaient leurs droits. Les députés de Lyon, de Tours, de Rouen, d’Amiens, de Reims, de Beauvais, etc., manufacturiers riches et bien posés, assiégèrent les bureaux ministériels, et trouvèrent facilement des appuis à la cour. Ils voulurent aussi agir sur l’opinion publique, et ce fut alors un déluge de mémoires dont les auteurs prétendaient démontrer, par les chiffres aussi bien que par les raisonnemens, que la levée de l’interdiction amènerait infailliblement la ruine de l’industrie et l’anéantissement du commerce[1]. Heureusement

  1. Un incident assez curieux de cette polémique, c’est que les six corps des marchands de Paris jugèrent à propos d’intervenir dans le débat. Ils voyaient, eux aussi, dans l’autorisation accordée la subversion totale de leurs manufactures, l’oisiveté, la dernière misère, l’émigration, la mendicité et le brigandage de leurs ouvriers, etc. Ils étaient dévorés de mortelles inquiétudes, dans l’attente de la décision de cette grande affaire. Ils arrosaient le pied du trône de leurs larmes, etc. » Quels étaient donc ces hommes qui, à propos de toiles peintes, éclataient ainsi en sanglots de rhétorique et faisaient un appel si désespéré à l’autorité royale en faveur de leurs manufactures ? Voici la liste des six corps des marchands de Paris : les orfèvres, — les épiciers-apothicaires, — les pelletiers, — les bonnetiers, — les drapiers, — les merciers, auxquels on avait adjoint les marchands de vin et les libraires. Exemple curieux du puissant instinct qui pousse des privilégiés à venir au secours d’autres privilégiés en péril, parce qu’ils sentent que, la digue une fois rompue sur un point, la brèche ira toujours s’élargissant, et que le flot montant de la liberté finira par emporter tout entier l’édifice du monopole !