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Un tir à terre contre un objet fixe ne donne pas toujours la mesure d’un tir à la mer contre un objet mouvant, et une cuirasse, avec ses défauts, n’en est pas moins une cuirasse. Quand sur la masse des projectiles elle n’en annulerait que la moitié, le tiers même, elle n’en aurait pas moins pour effet d’assurer un énorme avantage au vaisseau qui en serait pourvu contre le vaisseau qui ne le serait pas. Appliquera-t-on à tous ce qu’on n’a jusqu’ici appliqué qu’à un petit nombre d’échantillons ? Des frégates cuirassées passera-t-on aux flottes cuirassées ? L’expérience en décidera. Si les résultats étaient favorables à cette dernière transformation, la question d’argent se reproduirait avec des chiffres plus élevés encore. Les flottes seraient plus coûteuses ; elles ne le sont que trop déjà. Il est des époques où le génie humain se porte de préférence vers les arts qui créent, d’autres où il va avec passion vers l’art de détruire. C’est un signe des temps et la conséquence de l’esprit qui règne. Notre marine a été entraînée par la force des choses dans ce mouvement et ce goût militaires. Nulle arme n’a fait plus de travail sur elle-même ni subi des changemens plus profonds ; nulle ne s’est livrée à des recherches plus inquiètes et n’a passé par plus d’épreuves. À trois reprises, son matériel s’est transformé ; elle a vécu dix ans dans la fièvre des découvertes. Le moment est venu pour elle de choisir sa voie au lieu de la chercher, de se reconnaître au milieu des élémens qui l’entourent, et de se fixer aux mieux appropriés. Courir encore après des hypothèses, disperser son effort en créations disparates, serait s’exposer aux surprises des événemens. La prudence conseille de se concentrer dans quelques types d’élite bien étudiés et poussés au degré de perfection dont ils sont susceptibles. Voilà ce qu’il convient de faire pour les instrumens ; voyons ce qu’il reste à faire pour les hommes.


II

Quand on lit avec l’attention qu’elles méritent les études que M. Jurien de La Gravière a réunies en volumes après les avoir publiées dans la Revue, on ne peut se défendre d’une émotion mêlée de tristesse. Que le sujet prenne une forme familière dans des mémoires d’une piété touchante, ou qu’il s’élève dans la description de ces batailles fatales d’où nos flottes ne sortirent qu’en débris, le souffle qui anime l’écrivain se communique en quelque sorte au lecteur ; on ne suit pas ces campagnes par la pensée seulement, on y assiste. Quelques figures s’en détachent avec un grand relief, Jervis et Nelson du côté des Anglais : Jervis, qui prépare froidement et sagement le succès ; Nelson, qui l’enlève par ses témérités bouillantes. Collingwood, entre les deux, avec moins de bonheur, montre un peu