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menait à une pareille conséquence, la raison n’aurait même pu y trouver le moindre rapport ; mais dans l’état d’effervescence où j’étais, c’était une espèce de terreur panique qui faisait les calculs et tirait les résultats. Ce qui était le plus absurde était par cela même ce qui me paraissait le plus évident et le plus clair. Je pouvais dire très positivement comme l’un des pères de l’église : Credo quia absurdum. Le dénoûment qu’on préparait était tout simple. On attendrait que je fusse monté en voiture ; alors les deux militaires s’avanceraient, me montreraient leurs ordres ; l’un d’eux monterait à côté de moi, l’autre suivrait à cheval, et ils me conduiraient où il était décidé que je serais conduit ! Je voyais tout cela comme chose faite et ne trouvais plus lieu au moindre doute, quand, le jour commençant à poindre, la porte de l’auberge s’ouvrit, les soldats en sortirent, l’un à cheval, l’autre à pied, fumant leur pipe et riant aux éclats comme de bons camarades. Ils allèrent à leurs affaires, que je vis bien dès ce moment n’avoir aucun rapport avec les miennes. Je me mis à rire aussi, en les regardant à travers mes fenêtres, où je m’étais hâté de courir. Ma tête reprit son assiette ; je me remis au lit, et je dormis pendant deux bonnes heures du sommeil le plus calme et le plus doux. Ce fut le seul de tous mes jours d’épreuve où je fus jeté, comme on dit, hors des gonds ; il était juste qu’un délire si ridicule fût guéri par des éclats de rire.

Je partis de très bonne heure le 23 avec un sentiment de sécurité et même de gaieté qui formait, un contraste parfait avec mes agitations de la veille, et qui au fond n’était pas beaucoup plus raisonnable. Je m’étais vu dès mon réveil me levant encore une fois en Suisse, mais devant le même jour coucher en France, Ce simple rapprochement avait été une démonstration pour moi ; je ne voyais plus d’empêchement, plus d’obstacle, et certes cependant il pouvait encore en survenir. Rien ne nous arrêta jusqu’à Yverdun, si ce n’est une maudite descente en zigzag et en casse-cou vers la moitié du chemin pour gagner les bords du lac de Neuchâtel, vers un endroit qu’on appelle, je crois, Cheiri ou Cheyres, d’où l’on côtoie ensuite le lac. S’il n’y a aucun moyen d’arriver à Yverdun par les hauteurs, et si toute descente moins rapide, moins tortueuse et plus douce est impraticable, les voyageurs n’ont rien à dire ; mais, dans l’une des deux suppositions contraires, ils ont droit de se plaindre de la négligence de l’administration du canton, qui est si je ne me trompe, celui de Vaud. Les casse-cous étaient bons quand les Vaudois n’étaient pas indépendans ; maintenant qu’ils le sont, ils feraient bien de donner encore cette leçon à messieurs de Berne, leurs anciens maîtres, à qui ils en ont donné tant d’autres. Ce serait un beau travail public ajouté à tous ceux qu’ils ont entrepris et achevés dans ce