Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/562

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais mon imagination me persuada que mes yeux les voyaient très clairement : c’était un soldat débout appuyé sur son sabre et deux passagers assis. Je n’en tirai alors aucune conséquence. Le cocher vint m’avertir que la voiture m’attendait ; je saluai mon muet et souriant convive, et me mis en route vers Payerne. Ce ne fut pas sans un très grand regret que je passai par Avenches sans oser m’arrêter pour en voir les antiquités ; mais les conseils de M. de Castella m’étaient présens, et je ne voulais pas avoir à me reprocher lin délai qui n’aurait eu pour cause que ma curiosité et mon plaisir.

A Payerne, après m’être reposé quelques instans en prenant du thé, je me couchai. Je ne tardai pas à m’endormir, mais ce premier somme ne fut pas long, et soit que j’eusse fait quelque sot rêve, ou que cela tînt à cet état d’irritation et d’ébranlement où mon imagination avait été toute la journée, je me mis à combiner de nouveau les raisons que j’avais de craindre qu’on ne voulût définitivement m’empêcher de sortir de Suisse. Alors je me retrouvais aussi inquiet qu’au moment où M. de Castella était venu à mon secours. Je ne m’arrêtais point ; je poussais les suites de cette révolution dans mes affaires aussi loin qu’elles pouvaient aller. C’était une espèce d’accès dont je n’étais pas plus maître que de la fièvre.

Vers minuit, j’entendis un bruit de talon de bottes sur le pavé. Un soldat vint frapper à l’auberge. On lui ouvrit, et après avoir fait, à ce qu’il me sembla, deux ou trois questions, il entra. Un moment après se fit entendre d’un peu plus loin le retentissement d’un de ces grands sabres que les soldats de troupes légères traînent après eux. La lune était dans son plein ; je me levai, je regardai vers l’endroit d’où venait le bruit. Je vis un dragon déboucher d’une petite rue voisine et se diriger à grands pas vers l’auberge, conduisant son cheval par la bride. L’aubergiste échangea quelques paroles avec le dragon, et lui ouvrit la porte. Je me recouchai. Il me serait impossible de retracer ici avec quelque ordre la confusion d’idées et de folles combinaisons qui vinrent alors assaillir et achever de renverser ma tête. Je faisais entrer dans ces combinaisons ridicules les événemens les plus insignifians de la journée : la note remise le matin, lorsqu’on eut visé mon passeport, à un soldat qui l’avait emportée du côté de Neuchâtel ; la petite barque qui était partie seule de Morat, portant un soldat debout, appuyé sur son sabre, et qui avait traversé le lac en cinglant vers Neuchâtel, Je trouvais dans tout cela un merveilleux accord avec l’arrivée de ces deux soldats dans l’auberge de Payerne. On m’avait suivi à la trace depuis Berne ; on les envoyait pour m’arrêter, me reconduire à Neuchâtel, et de là, en dépit des passeports du major-général, m’expédier vers le lieu de ma première destination. Pas un de ces faits ne